Sur le genre littéraire du Journal

Pierre Glaudes dans son introduction générale du Journal de Léon Bloy (Robert Laffont, collection Bouquins, 1999) écrit ceci :

« Insignifiant, peu sûr, mensonger : on connaît les reproches adressés habituellement à ce genre. Pour Roland Barthes [RB], c’est une forme « qui exprime essentiellement l’inessentiel du monde, le monde comme inessentiel ». Maurice Blanchot [MB] le rejoint sur ce point : écrire un journal n’est souvent qu’« une manière commode d’échapper au silence, comme à ce qu’il y a d’extrême dans la parole ». Cette écriture qui « éparpille en poussière, au jour le jour, les traces d’une époque, toutes grandeurs mêlées », [RB] est engluée dans le circonstanciel, le contingent, le relatif. D’autant que le journal, « livré au hasard de l’éphéméride », est une forme ouverte, peu contraignante. Fragmentaire, discontinu, il ressemble souvent à un album, « collection de feuillets non permutables, mais suppressibles à l’infini » : au rebours d’une œuvre accomplie, il n’obéit à aucune nécessité.
« Encore ce défaut de composition, qui semble la fatalité du genre, ne serait rien si sa sincérité était à ce prix. Mais aucun journal ne passe pour parfaitement authentique. Car l’« agréable rumination de soi-même » [MB] qu’appelle cet exercice invite à l’égotisme, sinon à la complaisance. Soutenue par « l’étrange conviction que l’on peut s’observer et que l’on doit se connaître », l’écriture du journal, où le moi interfère sans cesse, ne saurait prétendre à la transparence. Elle ne permet guère au diariste de se dire sans duplicité, moins encore de se juger : la sincérité qu’il revendique n’est tout au plus « qu’un imaginaire au second degré » [RB]. Du reste, des notes intimes, même écrites pour soi seul, sont toujours susceptibles d’être lues par les autres. L’écrivain le sait : du fait de cette éventualité, celui qui tient son journal est, « par statut, condamné à la simulation », voire à l’histrionisme. Bref, « le journal est l’ancre qui racle contre le fond du quotidien et s’accroche aux aspérités de la vanité » [MB].

Introduction

Version informative :

En 1991, lorsque Heïm annonce son précoma diabétique, je décide de tenter l’aventure éditoriale avec quelques collaborateurs (notamment Leborgne, Rentrop, Dugant et Déoles). Heïm, comme ses proches l’appellent, est alors pour moi un père de cœur et, à 21 ans, je me sens prêt à le décharger progressivement des soucis de la gestion quotidienne d’un pool d’édition important (nous monterons jusqu'à un titre nouveau publié chaque jour). Je crois à cet engagement au côté, et même à l’avant-scène de ce qui m'apparaît comme ma famille affinitaire (avec, à l’époque, Vanessa, Monique, Alice, Hermione, Karl et, dans une sphère plus élargie, Sally et Maddy).
Je poursuis alors des études de droit à la Sorbonne (Paris I) et m’essaye à une dualité sentimentale avec Kate après une première tentative platonique et rapidement avortée avec Aurore.
C’est dans ce contexte que je commence à rédiger un journal : j’ai besoin de garder un lien avec l’écriture, envie de laisser un témoignage sur les satisfactions et les angoisses d’un jeune gérant, sur l’évolution d’une liaison amoureuse difficile et sur ma vision souvent intolérante du monde qui m’entoure et de l’actualité qui s’impose.
Le gâchis exemplaire est avant tout celui d’une prise de responsabilité qui me mène rapidement vers le fiasco. A l’urgence du développement va succéder la priorité d’assumer la ruine des affaires.


Fin 1993-début 1994 commence la période de Purgatoire, à Paris, où mes connaissances juridiques vont me permettre de conduire la liquidation des sociétés et de plaider moult dossiers devant les tribunaux (avec une certaine réussite qui transparaît peu dans les pages du Journal).
L’écriture devient alors un véritable soutien psychothérapique allié à une vie sexuelle débridée après ma rupture avec Kate. Très atteint par cet échec, je ne donne plus de nouvelles à mes père et mère (mes pater-mater comme je les baptise dans une espèce de distance affective) pendant plusieurs mois.
Pour compenser l’isolement que je m’impose, afin d’affronter les soucis qui se multiplient, je cumule les rencontres et me tisse des relations distrayantes et parfois enrichissantes (comme mon amitié avec Madeleine Chapsal).
Ce n’est qu’au début de 1996 qu’une nouvelle histoire sentimentale durable s’amorce. Je reprends contact avec Sandre, étudiante en médecine avec laquelle j’avais brièvement correspondu en 1992. La complicité renaît sans tarder et donnera lieu à un échange épistolaire fourni qui, pour ma part, prendra le pas sur un journal délaissé.
Mes courriers avaient donc leur place dans ce Gâchis et ils prennent souvent la forme, notamment au cours des premiers mois, d’une série de réponses aux questions posées par celle que je surnomme ma Sandre. Ses interrogations sont reproduites entre crochets et insufflent la tonalité d’un dialogue à cette correspondance. Les sémioticiens pourront noter les signes de ce qui me conduira à une nouvelle rupture après un an de vie de couple dans les environs de Lyon.
Ce Journal est livré à l’état brut dans sa quasi intégralité. Il ne traduit qu’une
vision éminemment partielle et partiale. La gratuité (voire la facilité) de certains jugements pamphlétaires sur des personnages publics pourra paraître bien présomptueuse au regard du désastre personnel. Le journal ne s’encombre d’aucune circonvolution et n’opère aucun relativisme comme le permet la perspective des mémoires. L’indignation et le mécontentement sont pris sur le vif, sans souci d’atténuation. L’auto­critique n’est d’ailleurs pas absente et traduit, je crois, une volonté d’honnêteté intellectuelle, même si la subjectivité apparaît souvent outrancière.
L’évolution de l’écriture qui, durant les premières années, cède parfois à l’effet gratuit, constitue la meilleure preuve de l’utilité de ce Journal pamphlétaire qui ne se veut détenteur d’aucune vérité, mais qui restera peut-être comme le révélateur de voies sans issue.

Fontès, août 2000.

Version stylistique :
Foutre, quelle perspective ! Vingt et une charge dans le caisson : j’embrasse sans grande introspection le rutilant avenir proposé par Heïm, inspirateur d'alors.
Des pater-mater j’en ai, bien sûr, des beaux en plus : on leur donnerait sans rechigner l’Hollywood de l’âge d’or pour leur plastique. Sauf que l’esthétique des carcasses ça n’insuffle pas de facto le nécessaire familial : dualité très vite en ruptures chroniques, coups réciproques cumulés, contentieux cataclysmique. Leur ami Heïm était là pour nous accueillir, trio de frangins, au plus cruel de la crise conjugale. Les pater-mater l’avait rencontré à Tours. Jeunes épris de poésie, ils cherchaient autre chose, comme ligne d’horizon, que le monotone imposé. Un touche-à-tout à l’intelligence hors norme que ce barbu charismatique. Séduction pour l’aventure existentielle. Voilà comment nombre de vacances scolaires m’ouvraient un lieu enchanteur, château loué pour sa famille élargie : sa légitime, ses maîtresses et les enfants de chacune, conçus avec la première, recueillis pour les secondes. Mesnie alléchante par ses pastels châtelains, l’affection débordante et la profusion d’une vie aux atours inattendus.
Surviveur, ce maestro de l’existence a négligé la fragilité corporelle, au point de se laisser becqueter par la faux camardeuse : cumul de trois maladies inguérissables, dont cette saloperie de diabète.
Malgré tout, s’occuper et gagner son sou... noblement : rien de mieux que l’édition culturelle, celle grattant les fonds de terroir pour en faire surgir la monographie oubliée du lettré local, abbé ou instituteur deux fois sur trois. Voilà ce qui focalisait l’action du hobereau en sursis et de son entourage affectif... avant la saleté de précoma diabétique qui justifia le bouleversement de la donne. D’associative, un peu pépère, il fallait la transmuer en industrie culturelle cette activité.
Bac en poche et divorce libératoire - pour moi aussi ! - de mater et pater, j’ai choisi de me rapprocher de l’univers heïmien et d’entâmer des études de droit à la vénérable Sorbonne pour diminuer un peu mon trop plein poético-naïf. Entre droit des affaires pour la peau d’âne universitaire, et régionalisme éditorial pour le plaisir et les finances, le petiot misanthrope s’est éclipsé pour le vert adulte indigné, un brin intolérant. Est-ce cette trajectoire, sans faille apparente, qui m’a imposé aux yeux d’Heïm comme le plus capable de « prendre sa suite » ? Oh pas d’un coup - il reste bien vivant ! - mais comme une tête de proue sous tutelle conseillère et dans l’organigramme complexe d’une entreprise familiale...
Alors voilà ! cette écriture va tenter de choper quelques instantanés d’une quotidienneté professionnelle et sentimentale inscrite dans un monde à l’âpre actualité. Que du subjectif : détenteur d’aucune vérité, mais peut-être révélateur de voies sans issue.

Août

Lundi 12 août
Anniversaire de Heïm. Les cadeaux sont remis tôt ce matin.
Hier, Heïm nous fixe les contours de ce qui nous attend : un dur combat contre mille et une adversités, la poursuite de la grande œuvre, la constitution d'une fortune et l'épanouissement de nos idées.
Pour se protéger de l'adversaire social et, le cas échéant, l'attaquer, nous devons maîtriser son arme, le juridisme.
Triste rôle du droit dans la société démocratique et républicaine : non pas régir les rapports entre les hommes, non pas la Justice, mais donner à ceux qui le connais­sent, et bien plus à ceux qui le sentent, le moyen de manipuler les autres.
Voilà qui doit nous fixer dans nos objectifs. Je pratique depuis peu le droit au quotidien, au gré des nécessités. Très vite, je mesure l'inefficacité de l'enseignement univer­sitaire français. A trop commettre ses concepts avec les tics idéologiques de l'époque, même dans le si sujet à caution domaine commercial, il s'évapore comme buée au soleil dès que germe un problème primaire et qu'une solution concrète s'impose.
Malgré cela, se transcender toujours doit être le fil d'Ariane, l'énergie du pèlerin quêteur d'absolu.

Mercredi 14 août
Le déjeuner d'anniversaire se prolonge huit heures. Grandiose pour l'intelligence. Les repas-catharsis de Heïm révèlent les êtres au tréfonds d'eux-mêmes. « La vérité de la vie en face » conclut Maddy. Gé­nérosité de la langue, l'enivrement sert de ré­vélateur.
J'écris ces lignes à quelques mètres de Notre-Dame. La rue d'Arcole chauffe son asphalte au rythme des chairs cuivrées qui la foulent.
J'attends mon pater, de retour de Grèce.

Nuit dernière avec Kate dans la maison de ses parents partis quelques semaines en va­cances. Enchanté de ce bref passage, malgré quelques comportements et paroles qui m'agacent.
Je suis souvent tiraillé entre mon attirance char­nelle pour elle et mes réticences morales, mais j'aime pro­fondément cette demoiselle.

Jeudi 15 août
Je roule vers Kate, du moins j'essaie. Je viens de me tromper de train, tête en l'air que je suis. J'espère trouver une correspondance à Chelle pour Lagny-Thorigny.
Quelques jours de farniente avant le commencement du travail.
Ce qui se passe dans le monde depuis la fin de la Guerre du Golfe ne me pas­sionne guère. Occupé par la prise de responsabilité comme gérant de la seru, et comme administrateur-gestionnaire de la sebm, monopolisé par Kate pour les rares instants qui me restent, je me détache pro­gressivement de la politique nationale et interna­tionale.
Je vais m'efforcer de me remettre à jour pour fus­tiger tout ce qui me paraît aberrant.
Les nuits d'août sont météoritiques. L'immen­sité offre ses poussières de feu comme des éphé­mères. L'œil tourné vers les cieux, je suis rapi­dement pris de vertige. Je concentre mon esprit vers le lointain, jusqu'à ce que la terre et mon mètre quatre-vingt de chair, d'os et de poils (eh oui...) retrouvent leur relati­vité. Sensation que l'intelligence peut tout englo­ber, sans pourtant rien connaître. Mais at­tention ! la règle d'or est de toujours éviter la masturba­tion intel­lectuelle du genre : où est l'étagère sur laquelle cours-je ?
Je me mets à la gestion financière dans un ouvrage écrit par une tête blonde de hec. La pelletée de no­tions à assimi­ler rend la matière ésotérique, alors que le fond relève de la simple lo­gique d'action.

Samedi 17 août
Partout le pouvoir est aux mains des crasses immorales.
Je parcours Échec à la dictature fiscale de l'inspecteur-vérificateur alias Olivier Matthieu, je m'informe sur l'implosion de la BCCI, antre d'un des plus gros scandales financiers de cette fin de siècle, je croule sous les affaires politiques fran­çaises, et je songe alors à une force organi­sée au service de la belle humanité, l'intelligente, l'intègre, qui neutraliserait toute crapule imbue de son illégitime puissance, celle qui bâillonne, terrorise les rétifs à la bourbe, les dénonciateurs de coquins fangeux, nuisibles répandus à tous les échelons étatiques. Ce contre-pouvoir n'aurait point d'objectif de conquête à la Iznogoud, mais la protection de ceux qui combattent les systèmes et pratiques interlopes de ce bas monde. Pour que naisse cette force d'intervention, des finances conséquentes s'imposent. Là est le hic.

Dimanche 18 août
Exemple d'injustice drainée par l'idéologie communiste. Andrei Chesno­kov, joueur de tennis soviétique, nous ex­plique : si je gagne un tournoi, ma « fédération » me laisse une somme dérisoire, identique à celle d'un compatriote perdant. Le gros de la récompense allouée par les organisateurs capitalistes rejoint certai­nement les caisses du Parti.
Dans le train, je quitte Kate à l'instant.

Hier soir, elle me présente quelques accointances. La fon­due bourguignonne avec le couple Barbara-Lionel et la rondouillette Christel, nouvel­lement amoureuse d'un chauf­feur de bus, se déroule sans accroc. La conversa­tion s'éparpille : les ani­maux, l'édition, la place actuelle de la femme, Dieu, etc. L'entretien s'achève vers les deux heures du matin.
Kate a ses petites choses. Je redoute l'humeur exé­crable. Elle se révèle d'une douceur sans pareille.
Avant mon départ, autour d'un bon thé revigorant, Kate fond en larmes à l'idée de mon départ. Je la console non sans mal. Moment très touchant qui exacerbe notre attachement profond l'un à l'autre. Notre amour va croissant.
Je retourne ce soir au château. Dès de­main matin, je refoulerai toute légèreté sentimentale au profit de l'efficacité professionnelle.

Lundi 19 août
5h30. Coup d'État en urss. Gorbat­chev, Corvée d'chiottes comme le surnomme Heïm (clin d’œil à Co­luche), ne fait plus tache dans les hautes fonctions.
Autre drame : la salope en bonnet phrygien des PTT s'offre dorénavant pour 2,50 francs.
Je dors cette nuit dans la maison de Julie, seul, comme Kate l'est dans la sienne.
Le travail est pour ce matin. Je dois déterrer les affaires laissées en suspens et réacti­ver le tout.
Ce soir. Après la Roumanie et sa floraison d'escrocs, après la Guerre du Golfe et son vrai-faux ordre interna­tional, la clique médiatique glose sur la déstabilisation poli­tique de l'URSS. Si le coup d'Etat résiste, la bouffonnerie grandissante de Big Média nous fera peut-être entendre son cri de
ralliement : « La perestroïka est morte, vive la new guerre froide ! ».
Ce matin, dans la pommeraie, nous découvrons la piscine éventrée par des branleurs de seconde zone. La rage nous prend au ventre. Des envies d'os brisés et de gueules en sang montent en nous. Nos tripes sont incandescentes.
La sanction sera plus subtile. Après repérage de l'ouverture par laquelle ils se sont glissés, nous la truffons de tessons de bouteilles pour hono­rer leur prochaine visite. Si intention récidi­viste il y a, les chairs tailladées ra­bougriront ces piètres merdeux.

Mardi 20 août
Journée chargée. Nombreux problèmes juridi­ques à résoudre pour les licenciements éco­nomiques. Confronta­tions téléphoniques avec la glaireuse administration.

Mercredi 21 août
Je termine la journée d'hier. Le glas de la plume et le plomb aux paupières ont précipité l'abandon rédactionnel. Ceci écrit simplement.
Après consultation des fonction­naires de plu­sieurs directions du travail pour quelques tracas juridiques, je participe à une marche dans Omié­court au côté de Heïm, Karl et Hubert. Objectif : repérer les connards qui ont troué la pis­cine. Rien dans les rues. Il règne un climat malsain de calfeutrement général. Les médiocres se cachent.
Aujourd'hui : revue du personnel re­pris par les deux structures commer­ciales. Nous recevons un à un les employés. Très édifiant de les voir entrer tendus, angoissés sur le sort qui les attend. Métamorphose des forts en gueule, des lurons de toutes cordes, des crâneurs à la témérité de parade dès qu'ils croisent notre regard. Nous décidons à cet instant de leur avenir matériel.
Le pouvoir sur les êtres, quel qu'il soit, doit s'exercer avec sagesse hors de toute volonté de puissance.

Jeudi 22 août
Journée à la mer, non loin de Berck-sur-Mer, avec la grand-mère B., Maddy, Alice, Hermione, Hubert, Karl et moi. Très agréable moment. Je suis ce soir vanné.
Les heures se consument entre marche et nage. Les chairs zieutées n'exhalent pas la beauté et la fraîcheur attendues. L'écume lèche des pâlots du bide, des flasques de l'entournure, obésité pendante pour les messieurs, cellulite lunaire pour les dames, le tout surmonté d'un semblant de gueule où l'abrutissement creuse les difformités congénitales. L'homme demeure un animal grégaire. La convivialité mal­saine l'entraîne vers la masse à laquelle il se colle, tel un parasite supplé­mentaire.
Ce soir, Kate m'appelle au château. Elle mêle douceur et pétillement. Avant de raccrocher nous échangeons de gros bisous. Un baume idéal avant le dodo.
Je la rejoins de­main, juste après m'être rendu à la caserne d'Artois sise à Ver­sailles. Je devais solliciter un nouveau report du service militaire avant le 31 juillet. Il est grand temps d'agir.

Dimanche 25 août
Le ministère de la Défense a parfois de bien belles recrues : deux grandes adjudantes blondes m'accueil­lent pour le report d'incor­poration. J’aurais fait volontiers mes six jours en leur com­pagnie. Aucun pro­blème pour ma deman­de : je reste sursitaire jusqu'à 23 ans pour effectuer mes études. Après, il faudra laisser au ministère de la Défense le soin d'apprécier ma requête de dispense pour continuer ma gérance de société.
Le soir, je pointe le museau à Lagny-Thorigny et j'attends comme à l'habitude Kate la traînarde. Cinq, dix, puis trente mi­nutes que je poireaute. Je me décide à téléphoner. Occupé. Je compose le numéro une bonne vingtaine de fois pour enfin l'entendre. Explication : appel de son ex-premier petit ami (aujourd'hui sim­plement (!) ami) Jean-Pierre, l'auteur d'une défloration bâclée.
Ma colère est énorme, je bous de toutes mes fibres et j'explose. La cabine en tremble. J'hésite : dois-je re­partir pour toujours ou l'attendre pour mieux l'engueuler ? Je me résous à la rejoindre. Mes remontrances se poursui­vent dans la voiture et s'achèvent sous le toit.
L'attitude de Kate est in­acceptable. Je ne sais si elle a agi par incons­cience, par irrespect total à mon égard ou par désir de nuire. Premier coup im­portant porté à notre relation : il n’est en rien dramatique s’il ne se révèle pas le premier d'une série.
Le séjour, agréable, compense l'incident.


Actualité internationale : j'ai oublié de noter le fiasco complet du putsch en urss Le pâle Ia­naev et ses com­plices ont loupé leur coup. Trois petits tours média­tiques et puis s'en vont.
Gorbatchev ressuscité, Eltsine triom­phaliste, l'échec du renversement nous enseigne le principe politique d'Archimède : l'effet d'un coup d'Etat dans l'eau est inversement proportionnel à celui qu'on escompte.
Tout le monde hurlait au retournement historique, voilà la gigantesque union revenue à la case départ, un peu plus déphasée qu'avant. La liesse populaire passée, les déficiences écono­miques mouleront à nouveau l'humeur des sovié­tiques et leur abhorration des dirigeants en charge de leur destinée.
La perestroïka accélérera peut-être son rythme. Aucun conservateur n'osera se risquer à un nouveau coup de force en forme de farce humiliante.
L'URSS, monstrueux amalgame, n'a plus rien d'unifié. La dislocation se poursuit par l'émergence des nationa­lismes.
Dieu, le totalitarisme et le communisme sa­vent y faire avec les peuples : gueule fermée, tête baissée, un point c'est marre.
Ce soir j'appelle Kate, triste et an­goissée après mon départ. Douce et aimante, je me sens trans­porté par ses attentions. Ce soir, elle dormira avec mon gilet oublié dans sa chambrette.
Bientôt une heure du matin. Malgré un mal tenace au bas du dos, je me décide à étreindre le polochon.

Lundi 26 août
Journée bien remplie qui en laisse présager d'autres, encore plus chargées. Ce transfert d'une structure à l'autre res­semble à une singulière mutation où le foutoir menace de triompher à chaque instant.
Je n'ai toujours pas digéré l'offense de Kate. La méfiance s'insinue comme un germe malsain.
Elle doit comprendre ma conception de la vie et d'une relation amoureuse. Triste et déchiré, je suis résolu à ne rien concéder de fondamen­tal. Je tente d'expliquer à Kate ce que je res­sens. Je la rappelle, un peu plus tard, pour l'embrasser très fort afin qu'elle ne reste pas sur l'impression amère d'un abandon.
A l’encontre d'autres jeunes filles disposées à suivre en confiance l'homme qu'elles aiment, Kate est structurée par une éducation où se côtoient l'égoïsme, l'arrivisme et le snobisme. Je l'aime : j'adore sa ten­dresse et sa malice, mais le fossé reste entre nous considérable. C'est à en pleurer, mais je préfère une lucidité qui tranche dans le vif du drame embryonnaire qu'une paire d'œillères masquant les dérives irréparables. La vie est trop brève pour cultiver ses inconsciences.
Aucune nouvelle des affaires fran­çaises, des écroulements sovié­tiques, de la choucroute nippone et de la hauteur d'esprit de l'inénarrable secrétaire général du PCF.
Petite indiscrétion tout de même : le Marchais des va­leurs marxistes tente de ne pas « kracher ».
Les communistes français ne sont pas à la fête. L'humanité les abandonne. Sans inquisition, le ridicule découragera, on l'espère, les plus fraîchement convertis. Quoi qu'il arrive, saluons la solidité de la foi des anciens face aux dizaines de millions de morts induits par leur doctrine. La France restera peut-être comme la réserve naturelle des derniers spécimens, des scrogneugneus irréductibles, témoignages en pied d'une déviance intellectuelle majeure du XXe siècle.
L'ère du capita­lisme et des voyouseries démo­cratiques n'a malheureusement rien de plus ragoû­tante.

Mardi 27 août

Du travail à l'appel. Contacts téléphoniques pour des transferts de contrats, rédaction de divers courriers, solutions à des problèmes ju­ridiques : le tout le plus rapidement et le plus jus­tement possible. A vouloir englober tous les aspects d'un transfert, on déniche toujours une chose à faire.
Hier, Heïm nous rappel­le un des grands problèmes pour gérer correctement une société : la maîtrise du temps imparti. Je vais bientôt tester mes capacités en la matière lorsque je cumulerai mes fonctions de gérant de la seru, d'administrateur de la sebm, et mes oripeaux de sorbonnard pour étudier deux maîtrises de droit (af­faires et social).
J'oublie ma 'tite Kate, avec qui j'ai réglé ce soir un petit différend. J'apprécie chez elle sa facilité au dialogue, qui évite de sombrer dans le
non-dit grignoteur d'amour. Je suis sans doute trop systématique. Par soucis de clarté, je stigmatise, sitôt décelé, ce qui m'apparaît comme des travers. Ce n'est pas céder à un instinct tyrannique, mais tenter d'améliorer le rapport après les premiers flashes aveu­glants de la passion. Tout va très bien, et sans « Mme la Mar­quise ! », mais je suis à cent lieues de maîtriser les tenants et les aboutissants de notre rela­tion. La meilleure des attitudes est de laisser s'épanouir l'union et de rester à l'affût des signes négatifs.
J'ignore ce qui se trame dans le reste du monde. Mon égocentrisme a certainement gonflé ces derniers temps. J'écris en effet plus volontiers lorsque le sujet me touche de près.
Je ne me soucie pas plus que cela de mes lacunes : les occasions de disserter sur les malfaisances de la rentrée politique et médiatique ne manqueront pas. J'attends leurs tronches d'arrivistes avec appréhen­sion, mais remonté à bloc par une agréable excitation pamphlétaire.

Mercredi 28 août

Pour mon travail prospectif, je reçois un directeur de vente au label Turgot, gros­siste en matériel de bureau. Grand dadais, imbu sans modération, garni d'une bonne couche de couenne en guise de cervelle, il se pointe avec une heure de retard sans la moindre excuse... Le type d'humanoïde à pendre haut et court. Dur de s'adapter à ce monde de mar­chands de cacahuètes.
Kate au téléphone. Gentille conver­sation.

Une campagne publicitaire tente actuelle­ment de convaincre le citoyen qu'un si­daïque est un être hu­main comme un autre. Des portraits d'hommes, de femmes et d'enfants illustrent ces questions lancinantes : « Si je suis séropositif(ve) tu danses avec moi ? tu joues au ballon avec moi ? tu parles du beau temps avec moi ? tu me suces le sexe ? » etc. Une seule en­vie : ajouter sur toutes les affiches « avant que je crève ! ». Odieux, mais tellement drôle.

Jeudi 29 août
En route vers Paris.
Une journée de plus à la trappe sans que je parvienne à ne rien laisser en suspens. Les urgences se bousculent. Elles sont le lot de toute prise de responsabilité conséquente.
Au hasard, quelques exemples de choses à faire : dénicher une offset à louer ou d'occasion, une plieuse aux capacités su­périeures à l'actuelle, écrire et faire taper di­vers courriers, déterminer pour l'association la manière dont elle détient chaque matériel, régler des problèmes ju­ridiques, s'occuper du dépôt de marques à l'inpi, etc.
Reste l'amour : je le re­joins par les rails.

Vendredi 30 août
Un malaise me prend à chaque immersion dans la gluance parisienne. A la descente du train, le marais grisâtre de la Gare du Nord me souffle ses flatulences.
Pre­mier des efforts : intégrer la masse en mouvement sans laisser transparaître une pointe d'humanité. Un faciès dépersonnalisé est le masque convenu de la concentration vivotante. Pour son intégrité, pour préserver ses quelques espérances, il ne faut pas s'attarder.
Je plonge à toute allure dans les profondeurs métropoli­taines, cour des miracles labyrinthique aux va­peurs lourdes. Les peaux collent entre elles, les bouches fétides à quelques centimètres attisent mon dégoût, les imperfections physiques de chacun s'imposent en gros plan. Les gueules de passage ont le souci d'en sortir, les gueules louches s'enracinent comme dans un chez-soi obligé. L'affluence vous donne le tour­nis dès que vous ne suivez pas le rythme. Pauvre condition que cette survie souterraine. La puissance dégénérative est telle que je me surprends parfois à me comporter comme un spécimen du cloaque.
Un comique décelait, chez un ani­mateur poids lourd de la té­lévision, des dons pour communiquer avec le cosmique en ce qu'il maîtrise parfaitement l'intelligence du vide. Voilà bien une déviance que l'on chope sans mal dans cette civili­sation de l'entassement ex­cessif et du déplacement inutile.
Toute cette semaine, à sa demande, je réveille Kate à huit heures par té­léphone. Elle me répond avec une petite voix d'enfant tirée des songes. Si je renouvelle l'appel quelques heures plus tard, la voix retrouve un timbre prestatif, presqu'inaffectif. Curieuse mutation.

Samedi 31 août

Nous venons de visiter le château de Guer­mantes. Passage de pièce en pièce, à la remorque d’un vieux monsieur, apparemment très gentil, mais au physique draculo-carabossien : visage éma­cié, courbe dorsale accentuée, narration gutturale, regard de cataclysme... une panoplie complète pour sataniser les soirées de pleine lune.
Les lieux sont parés de peintures murales, de portraits en pied, de meubles en bois précieux. La grande salle de réception rappelle en version miniature le style grandiose de Versailles. Parc dessiné par Le Nôtre.
J'inscris quelques mots dans le livre d'or avant de quitter cette terre, muse de l’écrivain au style fleuri... Le séjour s’entache de quelques larmes. L'approche des exa­mens de rattrapage fragilise la psychologie de Kate. Très agréable dans ses meilleurs moments, elle glisse sans préliminaires, par à-coups hystéri­ques, vers sa mauvaise zone.

Septembre

Dimanche 1er septembre
La villégiature chez Kate se ter­mine.
Nous devions ce matin nous lever tôt pour faire place nette avant l'arrivée de ses parents.
Le bien-être du sommeil nous tient jusqu'à dix heures. Il faut exécuter plus rapide­ment le programme des réjouissances. Kate ne manque pas d'éclater en sanglots. Finalement, nous parvenons à nos fins : laisser la maison dans un état décent.
Sur le perron de la porte, prêt à monter dans la voiture, Kate me lance « c'est la voiture de mes pa­rents ». Elle reconnaît le bruit du moteur. A la bourre nous le sommes certes, mais ses parents arrivent avec une demi-heure d'avance.
Quel insolite et rocambolesque instinct m'anime tout à coup ? Me voilà qui tente de me dissimuler derrière les lauriers du jardin avec mon gros sac couleur feuillage. Kate, consciente du grotesque de la situation, me conseille de monter dans la voiture alors que ses parents s'arrêtent devant la grille.
Vaude­ville en puissance. Je suis blanc de gêne et ne descends de la voiture que pour serrer la main de M. et Mme F. venus me saluer le sourire aux lèvres. Je force le mien, bien plus tenté par la discrétion d'un trou de taupe, avec monticule de terre, pour me faire oublier. Kate est détendue et prend la situa­tion presqu'à la légère. Elle me ramène à la gare. Sur le trajet, elle se rappelle qu'une petite culotte traîne sur le bureau de sa chambre. Manquerait plus que son père la dé­couvre...
La fumeuse péripétie me laisse l'image de parents à la gentillesse apparente, amusés de nous avoir pris en faute. Je téléphonerai ce soir à Kate pour savoir comment s'est passé le retour au foyer.
Je vais manger chez maman. Seront pré­sents : son nouveau compagnon et mes frères. Je redoute de plus en plus ces réunions. Si les déjeuners en tête-à-tête avec ma mère sont agréables, ceux en forme de pseudo famille ne me disent rien qui vaille.
Depuis mon départ de Parmain, les di­vergences s'accroissent. Les actions que je mène, les idées que j'essaie de dé­fendre m'éloignent de mes attaches sanguines. Le jus soli (la terre de cœur) a, chez moi, toujours pré­valu sur le jus sanguini.
Au risque d'éprouver un mal être, je ne dois pas prolonger ces visites sporadiques que seule l'affection justifie.
Assis dans un train métallisé direction ban­lieue, les hor­reurs défilent à portée de vue. Les tag­gers, qui devraient se balancer au bout du chanvre le long des voies pour reposer le regard du voyageur, mènent leur entre­prise d'enlaidis­se­ment sans être inquiétés. Vu leur support, parvenir à dégrader davantage le paysage relève du sinistre prodige.
Soyons juste : les beaux tags, avec couleurs et relief, ne me gênent pas. En revanche, les si­gnatures de barbouilleurs arriérés don­nent envie de leur mettre des claques. Les auteurs justifient leur sac­cage par une volonté de prouver leur existence. Qu'ils se battent jour et nuit pour émerger de la bourbe banlieusarde, et alors seulement leur paraphe aura un sens.

Mardi 3 septembre
Mon rythme de travail monte d'un cran. De­puis lundi, je fonce tous azi­muts pour régler tout ce qui se pré­sente. L'imprévu est toujours au ren­dez-vous et nécessite un chamboulement constant du programme prévu. Je peux tout juste me fixer des urgences prioritaires.
Je prends conscience chaque jour da­vantage de la nécessité d'un classement rigoureux des paperasses qui s’amoncellent à vue d'œil. Sous peine de passer la moitié de son temps à chercher le bon document, de fragiliser son assise psychologique et d'empêcher toute efficacité, un tri et une classification s'imposent.

Le temps qui défile lorsqu'on est retenu par mille choses, et que l'action prédomine, n'a rien de commun avec celui des loisirs ou des études. Il perd son rythme linéaire (dans la longueur ou la brièveté) et multiplie les perceptions qu'on en a : il s'accélère, ralentit, on l'oublie puis il revient comme une charge d'angoisse, on se trompe sur son écoule­ment...
Impossible actuellement d'appro­fon­dir mes recherches de nouveaux fournisseurs et ma gestion quotidienne. L'époque de tran­sition va durer quelques semaines, voire quelques mois.
Les tra­vaux et les ennuis qui m'assaillent ne doivent jamais me distraire du sens de l'humour et de la dérision, au risque de me déshumaniser.
Demain la course passionnante conti­nue.
Ce soir, Kate au téléphone. Petite discussion avec elle. Invité par ses amis Barbara et Lionel à leur mariage, je précise à Kate mon refus de la voir danser la valse avec ses amis, même de longue date. Je suis peut-être buté dans ma conception des rapports entre hommes et femmes, mais je suis prêt à décliner l'invitation et à reconsi­dé­rer ma relation avec Kate. Les choses sont très claires dans mon es­prit, et je n'ai nulle envie de parasi­ter les principes fondamentaux que j'ai choisis pour les beaux yeux ou le beau cul de qui que ce soit. L'hygiène sexuelle (je vide mes couilles, bonsoir et merci) ça existe aussi.
Idem pour la question du vouvoiement. Barbara aurait dit à Kate sa préfé­rence pour que je la tutoie, alors que je ne l'ai rencontrée qu'une fois. Nul snobisme dans cette distance verbale, comme pourrait le croire des esprits intoxiqués par le Pote système, mais simple sens de la relation humaine. Si je tutoie la déli­cieuse Barbara à la deuxième entrevue, je lui demande de me lécher le gourdin à la troisième. La convivialité serait pour le moins complice, au grand effroi de son sympa­thique compagnon et futur mari.
Kate semble saisir ma posi­tion, sans abandonner son apologie de l’égalité dans la relation amoureuse et la pensée individuelle. Pour l'idée du monde on peut défendre cette indépendance d'esprit, mais pour régir les formes d'une union, l'un doit rejoindre l'autre.
J’entr’aperçois ce soir quelques ani­mateurs TV qui achèvent leur deuxième journée de ren­trée, notamment Gildas et son reje­ton de talent à l'émission Nulle part ailleurs sur Canal +.

Mercredi 4 septembre
Bientôt une heure du matin, encore une journée trop courte.
Rencontre l'après-midi avec un imprimeur de Saint-Quentin pour apprécier sur pied une offset japo­naise (Fuji). Le père, d'une cinquantaine d'années, et le fils sont passionnés par l'imprimerie. Leur parc révèle quelques belles pièces comme ces Heidelberg de 25 ans d'âge, toujours ronronnantes. Ils ne négligent pas pour autant les progrès techniques et nous vantent les mérites de la grosse bête nippone.
Sur ce, débarquent le gros commercial rouge, suant, à l'œil incertain, organisateur du rendez-vous, et son fringant direc­teur des ventes. Les détails techniques sont traités avec Alice. Moi, j'ignorais presque le terme d'offset il y a encore dix jours.
Il faut apprendre vite et s'adapter constamment.
Le temps m'échappe. Je suis contraint de repousser au lendemain certains problèmes. Ainsi la consignation par écrit de l'état du stock et son évaluation fis­cale pour sa cession. Ainsi le dépôt de plusieurs marques à l'inpi.
Petite pensée pour ma Kate qui se fait de plus en plus de mouron à l'approche des examens.

Jeudi 5 septembre
Journée très importante sur le plan profession­nel.
Au téléphone avec un fournisseur agressif et accusateur, je dois gratter les dossiers pour découvrir les preuves fla­grantes de ses mensonges et lui signaler ses er­reurs qui frisent l'escroquerie. J'explique l'affaire.
L'association r.u. avait acheté une plieuse chez Sofrapli, pré­tendue première société française dans ce domaine.
Je me rensei­gne chez eux sur les conditions de location d'un matériel plus puissant qui puisse répondre à notre productivité croissante. La plieuse, d'une valeur marchande de cent mille francs, nous serait louée six mois au prix de dix mille et quelques francs par trimestre. Le matériel peut être livré lundi prochain.
Je demande alors à Bodudard, gérant de So­frapli Amiens, de m'envoyer par fax et par cour­rier le contrat de location qu'il propose.
Je le rappelle aujourd'hui pour lui présenter des clauses à rajouter au contrat : intervention dans les vingt-quatre heures si survient un problème technique, rempla­cement par un matériel équivalent en quarante huit heures si la plieuse ne fonctionne plus, et bonne adéquation des capacités de la machine à la spécificité de nos travaux sous peine de rési­liation du contrat.
L'accord s'équilibre ainsi dans les avantages accordés. Le bougre Bodudard refuse catégo­riquement la dernière des clauses. Cela reviendrait à nous accorder une période d'essai, non rentable pour eux.
J'en viens alors au contrat d'entretien. Administrateur de la sebm, je dois re­prendre la petite plieuse et son contrat de maintenance. Je m'étonne des disproportions entre ce qui relevait du contrat et ce qui était facturé à l'association : ainsi plus de 1 000 F de déplacement à régler pour le changement d'une courroie de 40 F. Bodudard pique alors sa crise : non paiement du contrat d'entretien ja­mais entré en vigueur, factures impayées, etc.
N'ayant aucun élément pour le contrer, je le quitte en bons termes. Pour éclairer d'un jour plus sain ses postulats accu­satoires, je demande l'aide de Monique. Nous retrouvons dans le dossier Sofrapli la photocopie de la lettre envoyée en janvier 91 pour la conclu­sion du contrat d'entretien.
Un chèque de la moitié du montant à régler accompagne le courrier. Le solde est versé par traite en avril. Gros men­songe de Bodudard.
Chauf­fés pour l'investigation, nous fi­lons à la comp­tabilité retrouver les factures et comprendre ce qui relève réellement du contrat, comprenez de la bourse de Sofrapli. Après contrôle nous concluons à une facturation abusive à l'association de prestations et de déplacements relevant du contrat d'entretien.
Grosse boulette des services de Bodudard. Les infâmes profiteurs n'auront qu'à bien se tenir : je vais demander l'étude de toutes les factures qu'ils nous ont en­voyées et l'établissement d'avoirs en conséquence. Sitôt rappelé, Bodudard, carpette de­venue, accepte ma troisième clause sans broncher.
Grande leçon pratique pour moi.
Je re­doute d'avoir à tout décortiquer et de ne pas pouvoir retrouver tous les documents nécessaires à la ré­solution de chaque nouvelle affaire.
Ce travail de Sherlock Holmes du commerce reste le point culmi­nant de cette jour­née.
Peu de Kate aujourd'hui. Rapide­ment au télé­phone pour m'informer de la date de ses écrits : les 16 et 17 septembre. Cela lui laisse encore une semaine pleine pour réviser. J'espère de tout cœur son succès. Je la verrai ce week-end pour deux tout petits jours de relâche.

Samedi 7 septembre
Il est minuit vingt et j'achève de regarder l'adaptation cinématographique des Histoires ex­traordinaires d'Edgar Allan Poe. Roger Vadim et Federico Fel­lini laissent couler leurs fantasmes.
Semaine d'action très positive pour ma forma­tion. L'été meurt et je n'ai eu le temps que de quelques battements de cils. Bientôt la réinscrip­tion univer­sitaire, les nouvelles bouilles profes­sorales et, j'espère, ma Kate à mes côtés. Avec mon travail de ges­tionnaire et d'administrateur, je risque de ne pas beaucoup fréquenter les am­phis.
Kate au téléphone me fait part des malheurs sordides de sa camarade Christel.
Son chauffeur de bus ne se sera énamouré de la pauvrette que du­rant quelques heures couronnées de baisers. Depuis, plus de nouvelles, et même mieux : il la fuit. Elle tente alors de remettre son grappin sur un chauffeur de
bus antérieur, Momo l'arabe. Un des moyens : que Kate joue la conciliatrice (de charme). Mes grognements ne se font pas at­tendre, lorsque ma belle cambrée réclame mon avis. Hors de question qu'elle s'entremette dans cette piteuse his­toire de cul pas propre. Je com­prends la détresse de la rondouillette Christel, mais je crois surtout qu'un ins­tinct malsain la pousse et la poussera toute sa vie vers la merde. Son ambi­tion de fonder une famille ne pourra que tristement se réaliser avec cet esprit là. Kate n'a, en tout cas, pas à intervenir comme porte-parole. L'aimée était tota­lement de mon avis.

Dimanche 8 septembre
Je quitte Kate à l'instant. Gros sur la patate. Emotion à son comble, lorsqu'elle m'a donné une dernière fois sa bouche à la pulpe brûlante. Deux jours de nervosité et de passion sau­vage. Kate a de plus en plus de mal à supporter l'approche de ses examens. Ses larmes trahissent une fatigue psy­chologique. Son contact n'est pas des plus fa­ciles. Nous avons décidé de ne pas nous retrouver le week-end pro­chain : elle risquerait de sombrer dans une dépression qui mettrait fin à ses chances de réussite. Loin d'elle, je ressens au tré­fonds l'attente angoissée qui la ronge. Refaire une licence n'est pourtant pas signe de fin du monde, même à vingt-quatre ans.
J'ai oublié de noter la folle journée de vendredi dernier. La venue d'une plieuse poids lourd lundi matin a néces­sité quelques changements provi­soires dans la fonction des pièces de la Banque [siège de la sebm, l’immeuble abritait auparavant un établissement de crédit] Chacun croulant déjà sous le travail, il fallait en sus faire preuve d'une agilité tarzane et d'une mémoire éléphantesque pour éviter les meubles en suspension et retrouver l'endroit où se nichait son malheureux dossier.
La rentrée scolaire du mouflet à l'ados ira de pair avec le retour de Big Média et des poli­tiques. Rien de bien passionnant. Côté média, la Une se repeuple de sa clique d'animateurs ve­dettes qui certes distraient nos soi­rées, mais qui, confessons-le, relève généralement d'une bouf­fonnerie impres­sionnante. Passage au crible.
Le lundi, pro Drucker fait son Star 90 de­puis l'abandon du service public et de ses vieux Champs-Elysées. Le décor des halles Truc-Machin est somptueux, les paillettes abondent et les vedettes font la queue. Pro Drucker a quelque mal à vieillir, attentif qu'il est à son bru­shing ébène. Seul Guy Lux peut se vanter d'être son aîné dans l'animation d'émission-spectacle.

Mardi, plus tard dans la soirée, Dechavanne se contorsionne avec entrain. Le gros niqueur que j'étais, à l’époque du service Minitel Mégalo et des chroniques pamphlétaires proposées, se fai­sait un plaisir de le croquer tout cru. Avec un talent indéniable, il s’efforce de faire passer l’idéologie potéenne pour un modèle d’hon­nê­teté intellectuelle.
J'ai parcouru au début du mois de juillet le livre qu'il a fait scri­bouiller par son homme de cou­leur : mon dieu ! Cet animateur ferait donc partie des mou­leurs d'opinion ? Pourquoi alors ne pas appeler illico Chantal Goya ou Mireille Ma­thieu à une fonction ministérielle ? Curieuse habitude que de vouloir constamment sortir du rôle premier, dans lequel on excelle, pour s’improviser idéologue d’exception.
Le mercredi : sacré Foucault ! Emission à grand spectacle, le Jean-Pierre ne cache pas sa tendance au populaire, tout en gardant son quant-à-soi lucide. Rien à dire de méchant sur le bonhomme.
Vendredi, pour une soirée maigre en viande et en subtilités, l'incontournable Saba­tier, au bord de la déification populaire, s’est spécialisé dans la générosité de salon. Belle mais logique réussite que d'avoir pu se hisser au premier plan par l’alliance d’une (probable) vraie gentillesse et d’un sens de ce qui captive le plus grand nombre.
Le lendemain, Sébastien le chevelu n'offre pas le même profil. Sa créati­vité, même frisant parfois le prout-caca-boudin (et il en faut), est sans conteste un de ses atouts de longévité dans le mé­tier ; elle lui permet quelques toutes petites irrévé­rences envers le pouvoir politique. Ses rapports tendres et pro­tecteurs avec Paul Préboist, fœtus sur le retour, sorte de Sim en maison de retraite, sont très tou­chants.
Voilà un petit aperçu de ce qui fait notre télé po­pulaire d'aujourd'hui.
Terrible chose que de voir vieillir les têtes fami­lières du cinéma ou de la chanson. Chez Michel Piccoli, les stig­mates du vieillard sont très nets. Le ciboulot dégarni le rapproche davantage de Léo Ferré, l'anarcho-poète convaincu de ne pas être con (et Cu­négonde veux-tu du fromage ?). Curieux de voir l'influence diamétralement oppo­sée que peuvent avoir les années sur un être et ce qui se dégage de sa per­sonnalité. L'esthétisme des rides trouve son illustration chez des gens comme feu Gabin, feu Ventura et chez le bien vivant Noi­ret. Jeunes, ils n'avaient rien de bien trans­cendant, hormis peut-être pour l'époque le bel­lâtre Gabin du Quai des brumes. L'impact du bougre est tout de même plus puissant lorsque la blan­cheur et l'épaisseur patriarcales s'en mêlent. Au contraire, un Piccoli, déjà peu gâté au départ, ne s'arrange en rien à l'âge de la poupinette grande taille. Bouffi, les yeux exorbités, les lignes du vi­sage dé­sagréables : tout cela attriste et fas­cine.
Kate toute douce au téléphone ce soir. Elle a retrouvé dans son sac le petit vaporisateur rempli de mon eau de toilette (Eau sauvage de C. Dior). Sur sa table de nuit, elle hume les vapeurs qui s'en échappent pour mieux me visualiser. Triste de me quitter si vite, elle devra travailler jusqu'à l'étourdissement pour mettre toutes les chances de son côté. Je fais un vœu.

Lundi 9 septembre
Début de semaine en trombe. La plieuse 386HP (une grosse bête louée pour six mois) est arrivée ce matin, installée dans l'ex-bureau de Monique. Un technicien, qui se distingue par sa présence malodorante, passe sa journée à la mise au point du maté­riel et à la formation sommaire de notre employé destiné à l'utiliser. Rencontre avec le dirigeant de Kodak Amiens pour le transfert des contrats à la sebm Aucun problème à l'horizon. Sally nous avait fait, à Michel Leborgne et à moi, l'historique des ten­sions avec une Mme Broyée, petit bout de bonne femme qui se révéla très gentille, lorsqu'elle com­prit le sens et la portée de l'activité d'exhumation.
Je reçus en début d'après-midi un certain Zan­niais de la société secap : le lunetteux rondouil­lard, suant et court sur pattes par excellence. Sa venue concernait la machine à affran­chir : changement du titulaire du contrat. Voilà mes rencontres d'aujourd'hui, rien de bien transcendant.
De­main matin, virée à Paris avec Alice pour aller renifler, dans ses boulons et recoins, l'offset de Suptoner : matériel de démonstration vendu pour 275 000F. au lieu de 374 000F. La location finan­cière sera indispen­sable : la ren­contre avec la so­ciété sovac d'Amiens aura lieu l'après-midi avec Sally. Avant, rendez-vous avec le banquier de la sebm, à qui nous allons montrer ce que nous faisons comme ouvrages, pour l'amollir dans la négociation. M. Leborgne viendra en observateur. Je ne peux guère prétendre à mieux.
Bientôt minuit et ma petite Kate doit normale­ment encore travailler. Je lui ai téléphoné ce soir, lui promettant d'avoir une tendre pensée aux douze coups : voilà qui est fait. J'espère qu'elle ne flanchera pas sur le plan psychologique.
François Mitterrand s’est allègrement rattrapé, avec une gourmandise non dissimulée, depuis son Coup d'Etat perma­nent. Dix ans et cent onze jours de pouvoir avec une transfiguration de l’homme dont la nature reste à définir.

Mercredi 11 septembre
Depuis deux jours, le rythme est plus que sou­tenu et éparpillé entre divers fronts à mener de conserve. La passion me donne l'énergie, mais la raison doit guider tous mes actes. Je dois pénétrer (en tout bien tout honneur) tous les univers pour en comprendre les défauts, bous­culer toutes les mau­vaises habi­tudes, veiller à ne pas sombrer dans la gesticula­tion venteuse qui ferait de moi une bau­druche inutile. L'angoisse peut monter lorsque l'urgence impose que certaines choses soient faites avant d'autres, ce qui repousse parfois de plu­sieurs se­maines l'exécution de ce qui deviendra par la fuite du temps priorité.
Le 10 septembre au matin, visite en coup de vent chez Suptoner, à Paris, pour découvrir sur pied le matériel offset proposé. Passage par les zones in­salubres (ou Z.I.) d'Aubervilliers : dégénéres­cence des gens, laideur sor­dide des bâtiments, gri­saille générale qui se répand comme une sale peste. Le chauffeur perdu, nous sommes contraints de nous diriger à la carte. Manque plus que la boussole et le sac-à-dos. Arri­vés à destination, nous nous pré­cipitons pour voir l'engin : Alice est favorable à son acqui­sition. Afflux de gros pour nous présenter le maté­riel : des grands, des petits, tous gras du bide, une sorte de remake du Zizi de Pierre Perret.
Retour sur les chapeaux de roue dans notre province qui certes pue parfois mais où, chose es­sentielle pour santé garder, la concentration de crétins au kilomètre carré est large­ment moindre. L'après-midi j'enchaîne avec le rendez-vous de la sovac d'Amiens. M. Grolive, direc­teur d'agence, a un comportement curieux : agressif au début tout en conser­vant son ton moelleux ; souriant, voire rieur à la fin, il agace et étonne en même temps. Reste à voir s'il nous suivra pour le finance­ment de l'offset.
Ce matin, après une mise en route hypersonique à la Banque, rendez-vous au Crédit du Nord (établissement de crédit de la sebm) pour obtenir une ligne d'escompte et un décou­vert.

Jeudi 12 septembre
J'achève mon compte rendu de la journée d'hier, le sommeil m'ayant, sur le coup de minuit et demi, imposé le silence. Le banquier de la sebm que nous avons rencontré relevait da­vantage de l’espèce porcine que de l'expert en finance. Très coopératif cependant.

Vu, hier au soir un documentaire rassem­blant les bouts de films pris dans l'intimité d'Hitler, Les yeux d'Eva Braun. [...]. Le com­mentaire qui les accompagne ne manque pas de déformer systématiquement la douceur de vivre qui peut en émaner.
L’hitlérisme est bien sûr une horreur, mais comme le sont le communisme (Staline et ses camps gelés de la mort) et le démocratisme version 1789-95 (génocide catho-vendéen). [...]

Vendredi 13 septembre
J’apprends que des soldats américains, lors des derniers jours de la guerre du Golfe, auraient suivi dans leurs chars les tranchées des Irakiens, écrasant et enterrant vivants plus de cinq mille d'entre eux. Ce n’est pas tant ce massacre qui me fait bondir d'indignation, que l’ignoble propagande de guerre « propre » et « chirurgicale » qu’avaient diffusée les médias de tous ordres. J'avais déjà hurlé mes réserves quant à ces notions dans une grosse nique [chronique pamphlétaire sur Minitel], et je ne peux rester de marbre quand ce genre d'hypocrisie générale mène à dé­couvrir trop tard la vé­ritable histoire de l'humanité.
Kate au téléphone. Nous avions prévu de (peut-être) manger ensemble sa­medi 14, mais renonce­ment de dernière minute pour lui per­mettre de se consa­crer toute entière au travail de révi­sion.
Bientôt minuit, et je regarde un com­bat de boxe entre mi-lourds pour le championnat d'Europe. Le Hollandais (d'importation vu sa couleur un peu foncée) Blanchard (!) et l'Allemand Roc­chigiani. Le
champion en titre est blessé à l'œil droit qui se ferme ; il tente désespérément un forcing, alors que nous n'en sommes qu'au troisième round. Le Hollandais vient d'en prendre autant dans la gueule. Rocchigiani n'a plus qu'un œil d'ouvert. Dramatique de boxer dans ces conditions. A cette al­lure, l'un risque de perdre un œil. Curieuse ambiance, entre leur déchaîne­ment physique et l'angoisse qui monte pour des blessures de plus en plus graves à chaque coup. Déjà cinquième re­prise, deux styles de boxe s'affrontent : le Hol­landais est rapide et répété dans ses coups ; l'Allemand encaisse beau­coup plus mais dégage des uppercuts et des crochets plus puissants. Ef­froyable, le visage de Rocchigiani : l'œil droit fermé, la paupière et la pommette en­flées et rou­gies, le champion y met ses tripes au radar. Blan­chard, épuisé, ne fait pas bonne mine lui non plus. Ques­tion : qui cédera le premier à la bou­cherie ? A la neuvième reprise, l'Allemand sauve son titre grâce à une fantastique rage de vaincre. Blan­chard, à 34 ans, vient certainement de vivre son dernier grand combat.

Samedi 14 septembre
Je vais faire un petit tour à la Sorbonne pour voir si les programmes de maîtrise en droit sont affi­chés. Ma convocation administrative, celle où l'on verse les sous-sous, est fixée pour le lundi 29 sep­tembre à Tolbiac, annexe de Paris I inaugurée par Fanfan Mité il y a quelques années. Pour
cacher les murs de béton, la direction a décidé de faire repeindre les murs avec de vieux pots de peinture qui restaient. Résul­tat : des couleurs hachement vives, genre seventies à souhait, avec les p'tits joints à l'intérieur. Bande de gonds !
François Mitterrand a donc dépassé le Général de Gaulle dans la longévité du pouvoir présiden­tiel. Complexe personnalité faite d’arrivisme passionné, d’intel­ligence efficace et d’un sens tactique incontestable ; on peut toutefois douter de sa légitimité fondamentale, au-delà des urnes. Rides et expérience n’imposent pas le respect si le parcours ne révèle pas une qualité de fond. Certes le chenu Fanfan possède la puissance allouée par la première place dans la hiérarchie républicaine, mais il n’y a pas là de quoi s'agenouiller.
Je suis passé il y a quelques mois dans la ville de Trappes, commune dont j'ai exhumé l'histoire parue dans la collection Monographies des villes et villages de France dirigée par Heïm. Dans mon prospectus de pré­sentation, avec le style truculent qu'on me connaît, je traçais l'histoire locale dans ses plus brillantes fa­cettes. L'objectif est de donner envie de lire l'ouvrage. Aux abords de l'an 2000, Trappes est hideuse, béton­née, déper­sonnalisée, du moins dans les quartiers de la ville nouvelle. Laideur HLMienne, Trappes, glorieuse jusqu'alors dans mes pensées, se ratatine dans sa plus sor­dide banalité. Les Trappistes qui ont reçu mon prospectus ont dû croire da­vantage à une an­nonce de voyage vers une destination féerique, qu'à une proposition de découvrir le passé de leur propre ville. La continuité histo­rique, synonyme a priori d'une amélio­ration constante, est rompue depuis longtemps pour nombre de localités.
Kate au téléphone. Nous fêtons au­jourd'hui nos six mois de rencontre. Délicieuse de compli­cité avec moi. Je lui souhaite beaucoup de réussite pour lundi et mardi prochains. Je lui faisais remar­quer combien elle prenait bien mes crudités verbales. Beaucoup d'évolution de­puis notre pre­mier contact. C'est bien.
Ardisson, parangon du parisianisme branché, fait son numéro sur petit écran avec le lot habituel de sous-entendus percutants. A ses cô­tés, Bohringer ne boit plus que les mélanges spirituels des lieux.

Dimanche 15 septembre
Je file vers la Picardie. Les plaines blanches du brouillard matinal se suc­cèdent les unes aux autres. Je ne m'explique pas bien pourquoi, mais une lourde mélancolie me serre la gorge. Peut-être ces coups à l'âme, désespérée à jamais. Pourtant j'aime profondément le par­cours et les choix que j'ai faits, j'apprécie l'homme que je deviens, même si l'autocritique est souvent rude et que l'impression d'exister sur un fil de rasoir est constante.
Dernière écorchure, encore et pour longtemps ouverte : la perte de mon premier et sublime amour. La toute belle Aurore, muse qu'on aurait dit sortie tout droit d'un coquillage vénu­sien, s'est éloignée de moi, happée par un mau­vais milieu ou reprise en main par l'homme d'une liaison qu'elle m'aurait cachée. Moi, épris de pureté, je n'avais pas tenté le tout pour le tout à la première rencontre. Trop authentique, trop respectueux du mystère qui l'entourait, j'ai perdu ce premier amour féerique, qui aurait pu être le seul.
Kate est là, heureusement pour mon équi­libre.
Son premier examen a lieu demain à treize heures trente. Je lui ai conseillé de ne pas s'endormir trop tard, et de ne pas s'affoler si elle ressentait comme une grande confusion intérieure alliée à l'impression d'une ignorance généralisée. Simple signe d'angoisse. Ma solidarité avec Ca­thou se manifeste par une boule stomacale. Je suis avec toi ma Kate chérie !
Vu Dumas interrogé par Anne Sinclair, un chouïa complaisante.

Lundi 16 septembre
Ce Dumas, disais-je, fier comme Ar­taban d'occuper le Ministère des Af­faires étrangères à l'époque où, juste­ment, tout ce qu'il y a d'important, d'« historique » comme nous le ressasse le Big Média à trois têtes (tv, radio, presse), a lieu hors de nos frontières.
Terrible journée pour Ca­thou : première épreuve écrite à repas­ser. Je l'appelle une demie heure avant son départ. La voilà qui se met à san­gloter, refusant d'y aller, comme un tout-petit que l'on traîne à la mater­nelle. Emouvante, la Kate. Ce soir, la tension est derrière elle, mais naît l'angoisse d'avoir mal fait. Me poussant à faire de la notation prévi­sionnelle, je me refuse à appré­hender la connerie ou l'équité de son futur cor­recteur. Et dire que demain toute la cérémonie re­commence.
Signature aujourd'hui par Alice, au nom de la sebm, du contrat de loca­tion entretien avec Kodak pour le parc de deux EK 165, de deux EK 90 noir et blanc et d'une EK 90 couleur. Le porte­faix des contrats, un certain Berscht (à deux lettres près) s'étonnait des prix que l'association avait obtenu et dont la sebm bénéficiaient du fait de la reprise du parc (0,04 centime la copie si l'on dé­passe 500 000 par mois). Normal, avec notre Sally, qui a parfois fait, comme ici, des négociations du tonnerre de dieu.
Demain, rencontre avec deux banquiers, vous sa­vez, ces bonshommes prévenants qui vous prê­tent un parapluie les jours de grand soleil.
Heïm se demandait à midi si chaque être, hor­mis les cas exceptionnels, n'était pas programmé gé­nétiquement pour ne pouvoir donner le meilleur de soi-même que durant un temps très limité. Ceci expliquerait la petite vie que s'échafaude l'homme, inca­pable de tenir la distance au-delà d'un certain temps, lorsque ce qu'il donne est sublime. De là les déceptions sur les êtres. Le seul palliatif à cette dégénérescence : des principes moraux absolus à respecter.

Mardi 17 septembre
Journée d'angoisse sur le plan pro­fessionnel. La maousse offset de chez Suptoner nous était bloquée, jusqu'à aujourd'hui, pour nous per­mettre d'obtenir la réponse des sociétés de finan­cement que nous avions contactées. L'ingénieur commercial avec qui nous sommes en relation de­vait passer ce soir. Résultat d'une société de fi­nancement en lice : accord sous condi­tion de ver­ser cash vingt pour cent de la valeur de l'offset. Impossible d'obtenir l'interlocuteur de chez sovac, la deuxième so­ciété de financement. Finale­ment nous abordons le problème diffé­remment : venue d'un technicien pour réparer l'Hamada que nous possédons. La grosse attendra l'accord de la sovac ou de Lo­cafrance. Soulagement après avoir jonglé entre les décisions à prendre et les délais à respecter.
Kate a passé sa deuxième épreuve écrite. Moins bonne impression qu'hier. Elle a choisi le sujet théorique consistant en la comparaison entre la cession et le nantissement de créance. Epuisée, il ne faut pourtant pas qu'elle se décourage. Le dé­but des oraux est dans une dizaine de jours, il faudra qu'elle soit prête au cas où...

Mercredi 18 septembre
Encore une journée pleine de rebon­dissements. Ce matin, je reçois avec M. Leborgne le respon­
sable du ser­vice professionnel pour la caisse ré­gionale du Crédit agricole. Exposition de l'activité : exhumation des ouvrages écris à la fin du XIXe siècle et début XXe dans le domaine de l'histoire locale ; les plus de 750 titres parus chez r.u. association ; la reprise des activi­tés par deux structures commer­ciales (la sebm pour l'imprimerie et la seru pour l'édition et la diffu­sion) ; les objectifs de rentabilité de la seru par le biais du sponsoring des ouvrages et de leurs pages publi­citaires (tant dans les micros - villes de moins de 3000 feux - que des normaux et des départe­mentaux) ; l'acquisition d'une renommée incon­testable du nom seru (relation avec plus de 3 000 libraires et fichier d’environ 60 000 clients) ; l'objectif final d'étendre cette collection au monde entier, etc.
Visite des locaux pour pré­senter au bonhomme les différents sec­teurs d'activités que recouvrent les deux struc­tures : service littéraire (dirigé par C. Rentrop) des­tiné à rechercher les ouvrages, à faire les en­quêtes pour sentir si le terrain où ils seront proposés est favo­rable ou pas, et à pondre le cas échéant prospectus de souscription et qua­trièmes de cou­verture ; services techniques (dirigés par Hermione) consis­tant en la réalisation matérielle du prospec­tus (par le moyen de la pao), en la prise du livre original (fourni par le service litté­raire) par des moyens sophistiqués tels le laser et la sortie scanner. Après le gouachage des im­perfections et le ti­rage des maquettes du livre et de la couverture, la sous-traitance de l'encartage et du brochage, l'ouvrage revient complet à la seru qui se charge de le pro­mouvoir. Pour cela un service promotion avec des contacts libraires et la diffusion des prospectus par postcontacts, ainsi qu'un service de presse. Tel est le schéma des acti­vités.
Eloge de l’œuvre fantas­tique entreprise par l'association et conti­nuée, d'une manière commerciale par la seru, la collection et l'idée restant l'entière propriété de Heïm et de l'association Monographies des villes et villages du monde entier. Le ban­quier est vi­siblement ravi par ma pré­sentation des choses. Ma prestation semble avoir été bien accueillie. Nos exigences bancaires : une ligne d'escompte et un découvert allant par paliers jusqu'à dix pour cent du chiffre d'affaires an­nuel. Première partie de journée posi­tive. Si tout fonctionne comme on le souhaite avec chaque banque, nous pourrons partir confiant pour notre aventure.
La fin d'après-midi devait filer en quenouille. La grosse offset de Ges­tetner attendait toujours son finance­ment. Le frileux Crédit universel ayant refusé le dossier par leur apriorisme défavorable envers les nouvelles so­ciétés (ce qui ne recouvre pas exacte­ment la situation de la sebm) et Locafrance ayant émis son acceptation sous condition d'un verse­ment par chèque de vingt pour cent de la valeur de l'offset, il ne nous res­tait plus que nos vieux partenaires de la sovac, apparemment les plus fiables.
Impossibilité pour moi, depuis le début de la semaine, d'avoir un contact télé­phonique avec le gluant Grolive, respon­sable de l'agence d'A. En réunion, en voyage d'affaires : la fuite de l'affairiste imbu est incontestable. Le gros ingénieur commercial de chez Suptoner prend lui-même l'initiative de les appeler et apprend par la se­crétaire, d'après ses dires, que notre dos­sier aurait été refusé.
Stupé­faction de ma part : l'association r.u. avait un rapport excellent avec la sovac, nombre de matériels avaient été financés par elle, elle s'était à plu­sieurs reprises mise en avant au cas où nous aurions eu besoin de leurs ser­vices pour d'autres structures (sebm, Edicom), au­cun incident de paiement n'avait jamais eu lieu. Le re­fus et le silence, tout cela non justi­fié, me laissaient pantois. Tentant de les rappeler, je tombe sur une secrétaire de dessous de table qui ne peut me donner plus d'informations.
Sally, elle, réussit à avoir une conversa­tion avec le huileux Grolive et confirme le sentiment de malaise, le dossier n'ayant peut-être même pas été traité. Heïm pense qu'il y a soit un problème de per­sonne, soit un coup fourré. De toute façon, avec ou sans eux, on se débrouillera.
La journée reste fertile en contraste.
Je ne verrai certainement pas Kate samedi, le rendez-vous avec le grand chef du Crédit du Nord étant fixé à seize heures.
Demain, journée avec Sally : le ma­tin, passage à la bprnp pour le compte de l’association r.u. et la négociation d'ouverture de compte pour la seru. L'après-midi, sovac Paris nous rece­vra, alors que nous serons encore tout im­bibés de cette espèce de trahison de leur part.
Cette activité, lancée à toute allure depuis le deux septembre, s'annonce comme un moyen for­mateur efficace et inépuisable. Les défis et la ri­gueur vous trempent l'âme qui se chevronne chaque jour davantage. Ce qu'il y a à faire dans chacun des domaines est im­mense ; ma surveil­lance, mon œil sur la comptabilité fiscale, la ges­tionnaire et la prévisionnelle, devront atteindre une précision sans faille.
Et il me faudra une femme pour m'aimer très fort et pour baiser comme une folle avec moi. Entends-tu Kate ?
Tout le tintouin de l'irritable Cres­son fait autour des me­sures en cours d'adoption favorables aux petites et moyennes entreprises se résume au minable rabais de 42 à 33 pour cent de l'imposition des béné­fices. Minable d'autant plus que les nouvelles pme, celles qui ont le plus besoin qu'on les soutienne, sont depuis long­temps exonérées de cet impôt pen­dant deux ans, et par paliers les trois an­nées suivantes. Démonstra­tion impec­cable du genre de discours politique ra­coleur en forme de baudru­che : à l'intérieur peau de couille, du vent pour être poli. Cette baisse est en plus compensée pour l’Etat par une hausse des taxes sur les plus-values pour les grosses sociétés. l’Etat n'a donc pas à s'en faire, Charasse super-fisc­queux Ier peut persévérer dans ses gesticulations.

Jeudi 19 septembre
Bien content de gratter de la plume du fond de mon lit à bientôt minuit.

Eprouvant passage à Paris. L'air nau­séabond, chargé en dioxyde de carbone, et la moiteur étouf­fante du climat m'ont flanqué une nausée sar­trienne. Ce matin, rencontre, avec Sally, du ban­quier principal de l'association r.u., notamment pour négocier l'ouverture d'un compte pour la seru agré­menté d’une ligne d'escompte et d'un décou­vert. Deux personnes face à nous : le vieux Gédéon responsable du secteur as­sociatif venant aux nou­velles du compte existant et de son devenir ; Panard le pied noir, directeur de l'agence et in­terlocuteur potentiel de la seru. Couteau dans le dos pour le découvert : acceptation qu'à hauteur de ce que remboursera l'association. Cela n'a strictement aucun intérêt. Ils devront le com­prendre, sinon doigt dans le cul. Début de séjour parisien très mauvais. Nous avons besoin de par­tenaires fi­nanciers, pas d'enculeurs de mouches.
Même topo pour la sovac. Le respon­sable des transferts de dossiers, tente piètrement de nous justifier le refus de Grolive par des pa­ramètres qui ne nous sont pas applicables (genre : entreprise nouvelle égale in­solvabilité quasi-certaine). Comment veut-on que l'économie aille bien lorsque des caractériels de ce genre peuvent mettre fin à des relations sans tache pour une question de chan­gement d'interlocuteur ? Il est vrai aussi que les sociétés de financement se méfient de tout ce qui est reprise nouvelle à petit capital (mais alors comment gros­sir ?) et surtout de ce qui est association. r.u faisait justement exception à la règle et la seru reprend son activité pour ce qui touche à la diffusion. La mauvaise foi s’avère bien épaisse.
Ce soir, j'apprends en vrac qu'un des subor­donnés du cat Couthon, avec qui l'on sous-traite l'encartage, se regimbe d'une manière fort dés­agréable ; que je suis convoqué le 2 oc­tobre pour une demie journée d'aptitude (on crois rêver !) au service national ; que Kate a une pe­tite in­fection vaginale due certainement à sa fa­tigue, à ses angoisses et à ses p’tites choses mêlées.
Seul point positif : le cadeau collec­tif pour les 22 ans de Hermione lui a fait très plaisir. Un cames­cope du tonnerre !

Vendredi 20 septembre
Sujet actuel de moquerie chez Big Média : Fanfan ne pourrait plus prononcer un discours sans voir affluer une flopée de tomates pour­ries. Son impopularité semble telle qu’il n’ait plus droit qu’au public des fruits et légumes. Ingrat, le peuple-électeur à oublié les années d’adulation.
Rien de stimulant à espérer pour le pays. Malhonnêteté de toutes parts, im­moralité généralisée, vent brassé valant exploit réalisé ; seule la qualité d'êtres rares mériterait qu'on s'occupât de leur cas.

Samedi 21 septembre
Court moment avec Kate hier soir et ce ma­tin. Ses dérèglements psycholo­giques se traduisent par une irritabi­lité de vieille dentelle et des dou­leurs physiques.
Rendez-vous au Crédit du Nord de P. pour la sebm La race des banquiers com­mence à m'être familière. Le spécimen de l'après-midi raclait la connerie de toute part. Rasibus blon­dasse sur le retour, il se calait bien fort sur ses fonds, sitôt le mot « découvert » lâché. Encore une contradiction dans cet univers de grouillements bancaires : la frilosité agres­sive pour accorder des facilités de caisse à une jeune entreprise, alors qu'elle est l'archétype de celle qui en a le plus be­soin pour démarrer son ac­tivité.
En France, la sclérose est totale, et il n'y a pas lieu de s'étonner de l'enlisement économique. Les bourses ne suivent pas les entrepreneurs aux poches vides mais aux projets géniaux : le nôtre suscite toujours des accla­mations. Les banquiers nous aideraient volontiers, si nous avions les moyens de nous passer de leur soutien : les coups de pompe qui se perdent...

Dimanche 22 septembre
Kate m'a dévoilé hier soir au télé­phone une facette insoupçonnable de sa vie aux apparences tranquilles.
A plusieurs reprises déjà, son père, gentiment hypocrite avec moi, se mettait à vociférer quand je
demandais à parler à Kate : « Catherine, télé­phone ! » hurlait-il comme le premier des prolé­taires. Ce soir, en pleine conver­sation avec Kate, je l'entends qui se met à beugler comme un malheureux, Kate ayant malencontreusement jeté un journal lors du rangement de son bu­reau. La froideur, voire l'agressivité des rapports fami­liaux que j'avais entr’aperçue m’intriguait. Je pro­fite de cette démonstration flagrante pour exiger des explications de Kate. Elle m'avoue que l'hiver dernier encore, son père (plus petit qu'elle, une forme de teigneux) l'a battue. En général, elle répond par un lancement vengeur et hystérique de ce qui lui passe entre les mains. Sordide, sor­dide... La vie crée des carapaces de protection pour la prestation. Rien ne laissait supposer chez Kate, au premier abord, de tels rapports avec son père.
Pour l'intime que je deviens, cette facette m'éclaire certains pans de son passé et me révèle certains traits de son caractère. La famille est la plus in­fecte des organisations, lorsqu'elle n'est pas fondée sur une morale à toute épreuve, un choix et un dé­sir réciproques. Kate a certes eu une vie confortable, petite bourgeoise ambitieuse et fière dans ses pires mo­ments, mais elle a encaissé au cours des années les cris et les coups d'un père jaloux, qui faisait passer son dé­sir sexuel par une agressivité gratuite. Douce et attentionnée avec moi, au grand étonnement de certains membres de sa famille, elle n'a plus depuis belle lurette de re­lations affectives avec ses parents.

Mardi 24 septembre
Lundi à maudire. L'inscription adminis­trative en maîtrise m'a gâché un temps précieux. Pas de ménagement pour ces bleus d'étudiants, tous convoqués le même jour.
L'immonde Tolbiac, annexe inhumaine de la Sorbonne, nous accueille dans ses hauteurs. L'ordre et l'efficacité dé­sertent l'endroit. Deux heures et demie d'attente, debout, avant d'espérer re­joindre le bureau concerné. Enseigne­ment de masse, enseignement de merde.
Quelques instants avec Kate. Je goûte toutes les parties de son corps : « rien à jeter ». Ça fleure bon la fraîcheur, depuis ses petits pieds (38,5 pour 1m73), qu'on déguste en su­çant avec attention chacun des doigts délicats, jusqu'aux cheveux où l'on perd son tarin fouilleur. Entre les deux, des monts, une motte et des merveilles.
La Yougoslavie a sombré depuis quelques se­maines dans la guerre ci­vile. Le régime autoritaire avait l'avantage de maintenir une unité, même factice. La liberté a aujourd'hui un sacré goût de sang !

Mercredi 25 septembre
Kate m'annonce en larmes qu'elle a raté ses écrits. Coup dur, même si elle pressentait la chose. Appréhension d'une gueulante haute en déci­bels du pa­ternel. Il se cantonnera à la moralisa­tion raisonnable. Kate reprendra une année de li­cence, en espérant mettre à profit son acquis pour passer haut la main.

Le Figaro magazine du vieillissant Pauwels consacrait la semaine dernière son numéro à la chute du communisme. Cet hebdo de la droite modérée et traditionaliste avance des chiffres va­riant entre 30 et 40 millions de vic­times de cette doctrine incarnée par les dirigeants successifs de la seule URSS (Staline ayant fait le plus gros de la besogne). Question : pourquoi le commu­nisme n'inspire-t-il pas, chez les saints-potes de France, la même horreur épidermique que les fachos et nazis. Sous prétexte qu'un cer­tains nombre de cocos ont, sitôt le pacte germano-soviétique (entendez com­muno-nazi) rompu, re­joint ou mené la résistance contre l'oppresseur, il fau­drait oublier leur adhésion à un sys­tème qui a laissé derrière lui, rien qu'en urss, au moins cinq fois plus de cadavres que la solution finale hitlérienne. Injustice historique à la­quelle il serait temps de mettre fin.
Le concept de race trouve sa plus lamentable illustration dans celle des banquiers. Le Crédit agricole de Chaulnes, enthousiasmé par nos activi­tés, a serré les cordons de sa bourse sitôt nos de­mandes de découvert - en forme de coup de pouce - formulées. Plein le cul de leur tendance petit-ren­tier-engraissé. Comment un pays peut-il avoir une quelconque dynamique économique avec cette corporation d'arrière garde ?
[...]

Vendredi 27 septembre
Même d'un œil rapide et d'une oreille distraite, mon petit tour d'actualité me laisse l'impression confuse d'un immense boui-boui malfamé.
La politique française n'a plus aucune valeur noble à défendre. Entre les com­munistes gro­tesques de mauvaise foi avant leur dernier soupir ; les socia­listes qui se crêpent le chignon sans trop faire de bruit en attendant que le Vieux crève ; les écolos gâtés comme tout avec leur chef translucide, le vert Waechter ; les udfiens, les rpriens et l'upf salvateur où se remuent vieilles bêtes et jeunes loups et enfin les lepénistes trop mous, trop rougeots et trop gras pour être vraiment de l'extrême : la France a sa multitude résumée à une béance putréfiée.
Yougoslavie à feu et à sang ; Roumanie sens dessus dessous depuis que les mineurs se sont ex­traits des entrailles pour tirer les oreilles des faux libé­rateurs à la tête du pouvoir, vrais as­sassins des Ceausescu ; le Zaïre (ex Congo Belge) à nouveau déserté par les blancs de peur d'être dévorés tout cru ; et tout le reste que les Médias n'ont pas fait fi­gurer à l'ordre du jour.
A croire que je laisse traîner ma langue partout, et que j'ai trop sucé le téton : Kate m'informe quelle a une petite mycose sur un sein. Pas trop la santé, ces derniers temps, ce qui était le cadet de ses soucis avant. Y aurait-il incompatibilité corpo­relle entre elle et moi ? A moins que sa tension ner­veuse ne soit à l'origine de tous ses dérègle­ments.
Semaine de labeur qui s'achève, tant de choses restant à traiter. Comme un horizon qu'on tente­rait de rejoindre, comme l'absolu du pèlerin, la gérance d'une société ne peut jamais atteindre son aboutissement dans la perfection. Toujours un problème, un oubli, un manque de temps, une an­goisse subite, une superposition d'éléments à ré­gler. Prendre du recul avant de se plonger dans le cambouis de la gestion, sans jamais, ou le moins possible, se sentir dominé par sa matière.

Passage à Amiens pour rencontrer des ban­quiers. La ville a repris une fraî­cheur depuis la rentrée des classes. La chair des rues a moins de rides, les petits minois se bousculent. Moi, à bientôt 22 ans, je porte sur les gens de ma géné­ration un regard amusé par ce qui me sépare d'eux. Allures de branleurs petite envergure, lan­gage li­mité aux formules prémachées, têtes douées pour les pensées de l'air am­biant, centres d'intérêt du genre : boite de nuit pour pines molles et trous puants. Tout cela m'éloigne d'eux. Je me sens un milliard de fois plus jeune que ces ados et assimi­lés qui croient dur comme trique que nous vivons un régime bienfaisant.

Samedi 28 septembre
Cueillette des pommes, des poires... mais sans scoubidous. L'humidité au­tomnale rend l'air bru­meux et la végé­tation verdoyante. Détente absolue loin des paperasses. La pommeraie puis le verger sont nettoyés de leurs fruits. Hermione et Alice se passent le ca­mescope pour prendre quelques mo­ments de cette journée, qui en rappelle mille autres de notre enfance. Cette enfance aristocratique qui mêlait les travaux d'entretien du château et du parc, et les jeux, toutes les aventures diverses que l'on inventait. Grâce à Heïm j'ai pu connaître, loin des sordides banlieues, la féerie et l'âpreté de la vie de château. J'y ai certainement gagné une noblesse d'âme, une intelli­gence au service de l'action, un sens de l'humour très par­ticulier, une per­ception aiguë de la vie et des êtres, un blindage à toutes épreuves contre les situations périlleuses et une intimité sans tabou avec le mot. J'ai surtout réussi à dominer le désespoir qui hante mes fibres par mon engagement sans borne dans l'activité de ceux que j'ai choi­sis. Cette union est la condition unique pour préserver la vie que l'on a construite. Le chacun pour soi plonge­rait nombre d'entre nous dans la crasse ordinaire.
En route vers Kate. Un dimanche en amou­reux où elle oubliera, je l'espère, ses nombreux soucis. Retrouver son joli minois, ses lignes fé­lines, ses mains longues et fines, ses lèvres épaisses et fruitées, ses grands yeux accro­cheurs, et tout le lot me rend turgide, à sa seule évocation. Nous sommes plutôt dans une bonne en­tente depuis quelques semaines. Plus de grosses disputes pour l'instant. Kate a peut-être assimilé ma façon de penser et est attentive à ne pas me hérisser.

Octobre

Mardi 1er octobre
Journée du dimanche câlin à souhait. L'après-midi, petite promenade dans les beaux quartiers de Paris, nid de ceux qui sont nés « d'une famille qui n'a ja­mais souffert » pour reprendre le clin d'œil des Inconnus, les trois las­cars irrévéren­cieux du moment. La Kate au vent, que je re­tiens par la taille, nous déambulons dans des rues désertes et boisées. Petit tour en ba­teau-mouche pour voir le vieux Paris depuis la Seine, pas très saine au de­meurant. Rien à redire sur notre os­mose.
Le soir, sans doute excédée par tant de bonheur, Kate retrouve son indi­vidualisme du moi-j'existe, moi-je-pense dans une opinion d'une idiotie fracas­sante : avec une soudaine agressivité, elle m’affirme que pour aimer l'opéra il faut être cultivé. J'essaie de la ramener à la raison, mais elle en rajoute. Eclats de voix, grande gueule contre grande gueule, nous brisons là l'acquis fragile d'une gentille journée. D'un organe vo­cal plus grave et plus puissant, je lui gronde ma façon de penser. Elle avoue qu’elle me trouve intolérant, je lui précise que je n’ai jamais prétendu le contraire. Ré­volté par son attitude, je vais dor­mir dans la pièce d'à côté. Il lui fau­dra jouer au désespoir un long mo­ment avant que je rejoigne le lit com­mun.
Lundi début d'après-midi. Je file por­ter au pied noir Panard de la BPRNP le prévisionnel pour la seru qu'il attend. Je l'aperçois à son bureau : il me fait signe d'entrer. Prenant l'œil du banquier qui vient d'en apprendre une pas piquée des han­netons : il m'informe que je suis inter­dit bancaire suite à un incident de paiement fin sep­tembre, que je ne de­vrais même pas être gérant, et tout le bazar. Il fait mine d'être ennuyé. La terre explose dans ma tête. Quelle est cette nouvelle manigance ? Je lui af­firme que cela est impos­sible. Ma banque étant fermée le lundi, je repars brisé, furieux et angoissé. Le matin, à ma banque, à la Banque de France, sou­lagement géné­ral : aucun problème. Reste à comprendre pour­quoi le pied noir a mal été informé, à moins qu'il ait inventé ce biais pour refuser notre dossier.
Me voilà de retour vers le châ­teau : ce contre­temps doit être résorbé dans ses conséquences. Et dire que de­main je vais aller me faire chier chez les militaires, pour ma journée d'aptitude à la con.

Mercredi 2 octobre

Horreur de journée au Fort neuf de Vincennes. Arrivée à 12h30. Tout ce que j'avais pu imaginer s'y trouve : des baraquements immenses et dés­humanisés, un kapo tête de con, des appelés qui rivalisent dans la mâlification abêtis­sante. Immédia­tement, nous sommes soumis à une uniformisation dégradante qui fait de nous des numéros. Petite visite médicale : en chaussettes, slip et chemise je pisse dans un petit récipient pour que l'on y trouve d'éventuelles traces de toxines, de sang ou autre ; mesures de la taille et du poids ; petite inspec­tion dentaire. Nous passons ensuite quelques tests de logique dans diffé­rents domaines. Toujours l'impression d'être dans un autre monde où règne l'ordre à la Patim­bert (cf. Karl Zéro dans Nulle Part Ailleurs).
J'apprends ce matin que le Parlement a adopté un texte prévoyant la réduc­tion du service national à dix mois au lieu de douze. Certains partis de droite, tel le RPR, serait même en faveur de la suppression de ce service au bénéfice de la seule armée de mé­tier. La Guerre du Golfe aura eu le mérite de démontrer, dans notre camp tout du moins, l'inutilité de la chair à canon. Le temps de la baïonnette et de la fleur au fusil semble révolu.

Jeudi 3 octobre
Exempté ! Même pas le temps de jouer au sui­cidaire que déjà je suis en pos­session du papier vert proposant mon inaptitude. La lumière de mes yeux ne leur plaît pas. Myopie à la limite du taux d'exemption automatique : le médecin militaire me demande d'un air entendu si je tiens vraiment à faire mon service. Je lui réponds sur le même ton que je comprends qu'il faille le faire, préci­sant que cela m’ennuierait tout de même du fait de ma gérance de société. Le petit coup de pouce me li­bère de cette enfer. Comme quoi une petite infir­mité physique peut parfois nous aider à éviter une grosse infirmité morale.
Je rencontre dans le métro un des quarante-quatre appelés du groupe où j'étais. Exempté lui aussi, m'avoue-t-il avec un grand sourire. Violoniste à Londres, il a dû prendre l'avion spécialement pour ré­pondre à sa convocation. L'armée n'a que foutre de l'emploi du temps et des responsabilités de ceux qu'elle veut phagocyter. Lui n'a pas eu ma faci­lité : il a simulé le suicidaire. Il m'explique son angoisse lorsqu'il a ap­pris que Le Parisien libéré avait sorti ce matin un article critiquant les psy­chiatres du Fort neuf de Vincennes pour leur pen­chant à l'exemption facile. Le « serrez-les-rangs » est de rigueur au­jourd'hui. Nous nous en sommes tout de même sortis.
Ce passage chez les Kakis-Rangers m'aura fait travailler les méninges sur cet Etat dans l'Etat où tout sem­blant d'humanité et d'indépendance est traité comme de l'insoumission. Les gars ne branlent rien dans ces grands bâtiments, mais savent au poil rouler des épaules de boucher et faire claquer leurs godasses pour impressionner le bleu. Misé­rable bouffonnerie que de voir le major Truc-Ma­chin faire le clown dans sa fonction d'autorité, où il nageait comme un nourrisson dans un slip de grand-père.
Malheur dans la famille de Kate : sa marraine (la mère de sa petite cousine Sarah) est sur le point de rendre l'âme. Un infarc­tus puis un coma ont fait de cette pauvre dame une morte vivante. Kate s'angoissait au téléphone sur la mort qui emporte tout un chacun : fauche foudroyante ou progres­sive par la maladie ou la dé­crépitude, la camarde a toujours raison.

Vendredi 4 octobre
Fin de semaine en trombe. Après trois aller-re­tour Chaulnes-Paris en cinq jours, je libère pour ces dernières heures le surplus d'énergie en ré­serve pour régler les problèmes au fur et à mesure qu'ils se présentent à moi.
Samedi 5 octobre
A la rencontre de Kate, qui s'est encore une fois fait sermonner par ses parents : ils n'apprécient pas qu'elle passe la nuit avec moi. Jalousie aug­mentée du problème actuel et drama­tique dans leur famille (état grave de la marraine qui n'a plus que six de ten­sion) débouchent sur un climat de re­proche à notre endroit. Bientôt 25 ans et Kate est toujours ressentie comme une petite fille, avec nattes et hymen. Touchant, mais ça n'arrange pas notre relation amoureuse, déjà suffi­samment éparpillée.

Lundi 7 octobre
Depuis ce saint dimanche, 22 ans marquent mes gencives.
Week-end avec Kate. Tenant à la transpa­rence et à la franchise dans nos rapports, je lui fais un petit discours sur les défauts de notre inti­mité. Quand j'ai rencontré Kate, elle s'était auto-suggérée sa frigidité, re­vanche à prendre en­vers la gent mas­culine. Moi, tout beau tout nou­veau, je ne peux concevoir ce blocage comme sa nature définitive. C'est à contre-cou­rant de ce qui se dégage de chacune de ses fibres. La psycho-morphologie s'illustre là dans l’incompatibilité entre une sensualité débordante et un refus de la jouissance. Moi, puceau de première classe, je me défie de lui faire renouer avec ses tendances ori­ginelles. Patience de tous les instants, désir inalté­rable, amour démultiplié, je mène ma croi­sade sans abandonner une once de foi.
Les résultats ne se font attendre que quelques semaines : Kate jouit par mon sexe. L'inhibi­tion vole en éclats. Mes besoins n'ont jamais été réellement soulagés. Kate aurait dû combler chacun de mes désirs. L'habitude de l'égoïsme absolu lui fait malheureu­sement se contenter de prendre son plaisir d'une manière exu­bérante. Ma passion fait le reste. J'explique gentiment à Kate qu'il faut qu'elle modifie son approche de l'amour, qu'elle y prenne goût et s'y active de tout son saoul, sous peine de me perdre. Aucune agressivité de ma part. Je crois avoir fait prendre conscience à Kate des devoirs qu'im­pose une rela­tion sexuelle, ce qui décuple au bout du compte notre plai­sir. C'est en tout cas ce que la fin du week-end me donne comme impression. Si tout évolue norma­lement, j'aurais à coup sûr chez Kate un pen­chant brû­lant pour l'amour et un bonheur sexuel sans point mort.
Tapie ne m'évoque, lui, rien d'excitant. Passage chez la compagne d'Ivan Levaï, la butyreuse Sinclair. Engraissé par son instinct capitaliste, l’homme fait joujou depuis quelques temps avec la politique. Le pays se réserve en­core d’amères dés­illusions. Alors que sang neuf et gueules nouvelles étaient attendus, on doit se contenter de cette bête de scène médiatisée. On peut se demander s’il est aussi doué pour la chose publique que B.-H.L. pour la philosophie. Exit les escrocs de la vie. Au panier leurs salades !
Habillée en noir, Kate part ce soir rejoindre sa mar­raine, partager ses derniers instants. Les médecins ont fixé le compte à rebours. La hideuse camarde guette. A pas encore quarante ans, la maman d'une petite fille de seize ans va s'éteindre. Hor­rible.

Mercredi 9 octobre
Kate au téléphone. Elle ne partira cer­tainement que ce week-end voir sa marraine, l'état s'étant stabilisé. Douce comme tout dans sa voix, elle pense fort à moi. Je regrette son dé­part de fin de semaine, mais je com­prends les impératifs.
Bientôt sept mois que je connais Kate, mais je ne l'ai encore présentée à personne. Aucune vo­lonté chez moi de la cacher, mais il est vrai que les rares instants passés en sa compagnie, je pré­fère les vivre dans une intimité duale.
Les cours magistraux ont commencé depuis lundi à la Sorbonne. Inutile et impossible pour moi d'y assister. Je me contenterai largement des ouvrages.

Ce soir, vu sur la Cinq, un reportage d'investigation judiciaire de Daniel Karlin, sorte de chamalow frisotté. Do­cument de parti-pris clamant, preuves et témoignages troublants à l'appui, l'innocence de Mohamed Chara, condamné à perpétuité pour crime d'enfant, et en prison depuis quatorze ans. Le débat qui suivit montra les limites à l’échange constructif entre la flopée d'avocats, Karlin, son complice et un président de je ne sais plus quelle cour. Les contradicteurs perdirent de vue le concret pour s’affaler dans le sentimenta­lisme hys­té­rique et le juridisme à œillères.
La vie professionnelle suit son cours.

Jeudi 10 octobre
La marraine résiste : tant mieux pour Kate et sa famille.
Mon travail se décuple sur tous les plans. Entre les recherches de bro­cheurs, papetiers, cat (centre d’aide par le travail) pour l'encartage, d’une jeune maquettiste diplômée, d’une collaboratrice au service promotion, les contacts pour divers rendez-vous et les formalités administratives ou assimi­lées : la gestion approfondie me paraît tout à fait dépourvue de charme.
Je ne dois pas oublier mes maîtrises de droit. Le soir, au calme, un bon oreiller sous le tête, je lirai livres et cours prêtés. Je commence dès ce soir avec le polycopié du professeur Rodier sur le Droit social interna­tional et européen. Que de jouis­sances en perspective. A côté de ce grand œuvre, mon esprit encom­bré trouve le moyen de s'arrêter quelques instants pour zieuter un re­portage sur la Biosphère 2, im­mense construction de verre où les éléments de la vie ont été reconstitués, depuis l'océan jusqu'au désert. Cette macro-serre accueille quatre hommes et quatre femmes qui y resteront deux ans sans en sor­tir. Enorme boulot de maintenance et de surveillance. Rigueur, morale, courage et sens de l’intérêt commun. Baise et disputes doivent se faire dis­crets.

Samedi 12 octobre
Semaine à grande vitesse. Les jours prochains n'appellent pas à la détente : des rendez-vous à en attraper une mi­santhropie aiguë ; l'urssaf, Cancras et Carbalas (comme dit la chanson) qui n'attendent que mes sous-sous ; des matières de droit à assimiler, entre autres choses.
L'URSS a foutu son KGB en l'air. L'ordre des grands imperméables aux gueules émaciées a été jugé démodé par le grand foutoir transparent. Ne dou­tons pas qu'un organisme moins appa­rent, mais beaucoup plus pernicieux, prendra sa place.
Libéral ou dictatorial, un régime est toujours instauré ou récupéré par des hommes qui recher­chent le pouvoir pour servir une part de leurs intérêts.
Obèse, parangon de la vulgarité, ri­golote par­fois par son outrance, évoquant une sorte de mère Denis puis­sance dix, la Jackie Sardou débarque chez Saba­tier. Jean Lefebvre, chenu comédien du co­mique, invité comme vieil ami de la grosse, avoue avoir une certaine af­fection pour le phéno­mène : il se voit répondre tout de go « t'aurais du m'sauter 'y a dix ans ». Il y a dix ans, l'onde de choc aurait été formidable, le scandale national ; aujourd'hui, le glups ne se perçoit même plus. Les coincés ont perdu leur piédestal alors que les déver­gondés se multiplient avec une jouissance absolue.

Dimanche 13 octobre
Tournée chez les parents. Hier soir, dîner chez mon père, dans son apparte­ment. A quarante deux ans, il vit l'amour parfait avec une jeune fille dans la vingtaine. Trois ans que ça dure et aucun signe de lassitude. De là à envi­sager la conception d'un en­fant, il n'y a qu'un coup de rein. Quelles que soient les qualités maternelles d'Anna, je ne parie­rai pas un rouble sur la capacité de mon père à élever un en­fant. Ses trois progénitures sont là pour en témoigner. Excellent dans la prestation éphémère, parfait pour la conversation, idéal pour la chaleur de l’ambiance, je l'imagine mal en reprendre pour vingt ans de service familial.
Sa situation de père est « globalement positive » nous dirait sans doute l'ineffable Marchais. On connaît la fiabilité des vues du grand chantre égrotant de l’un des derniers partis communistes du monde.
[Je dois reconnaître que le temps m'a donné tort, et j'en suis très heureux (18.02.2006) :]



A midi je déjeune chez ma maman. Malgré ses innombrables défauts, son sens maternel ne s'est jamais émoussé. On ne peut lui dénier d'avoir toujours affronté les devoirs quotidiens pour as­surer la survie de ses enfants, même si le sordide a atteint parfois des taux dangereux pour l'intégrité humaine.
Gentil repas avec maman et mon frère Jim. Calme re­trouvé depuis que le brother Bruce s'en est re­tourné vers son foyer d'accueil. Sa crise de foi l'abandonne petit à petit. Aurait-il fait le tour de la question reli­gieuse, se serait-il lassé des contraintes ? Son par­cours chaotique agrémenté du merde-on-tourne-en-rond assombrit d'année en année son avenir. A moins qu'un miracle...
De retour vers Paris. Tout à coup, une grande vitre du wagon où je suis vole en éclats. Par chance personne n’est assis à cet endroit. Le contrôleur qui vient constater les dégâts nous in­forme du nouveau passe-temps des trous du cul banlieusards : viser les glaces avec des pierres, quand ce ne sont pas des carabines qui leur per­mettent ces destructions, au risque de trouer la peau d'un passager. Des commandos pu­nitifs se­raient les bienvenus dans cette société libérale.
La société démocra­tique a toléré les ter­reurs locales, ignoré la décrépitude du paysage, encouragé la tolérance merdeuse envers ceux qui vous poignardent par derrière. Le Pote système a dignement remplacé le tendez-la-joue-gauche de l'humiliant catholicisme. Tôt ou tard les choses exploseront.
Lundi 14 octobre
TF1 fait mousser son audimat sur le cadavre de Barbie. Le testament du feu nazi, lu par le journaliste Ladislas de Hoyos (pas Ignace de Loyola, les gars !) ac­cuse les époux Aubrac d'avoir trahi Jean Moulin.
Quelques moments à l'échappée, avec Kate qui m'avoue me trouver moins gentil depuis deux mois. Peut-être les soucis ne me rendent-ils pas très so­ciable, parfois même d'une intolérance ir­ritable. Je vais essayer d'être plus attentif, elle se surveillant pour ne pas m'agacer.
Aujourd'hui, lors d'une courte entre­vue, nous avons libéré notre sauvagerie pour une jouissance commune. Infernal comme un corps voluptueux, tout en ron­deurs et en finesse vous saoulent aux abysses. Rien que d'y songer... Encore un petit ef­fort et nous serons de vrais obsédés.

Mardi 15 octobre
Vu hier la nouvelle émission du jour­naliste Guillaume Durand avec pour thème une question choc : faut-il dia­loguer avec le Front national ? Comme dans le Parlement anglais, les deux camps se font face et s'affrontent sans merci. Côté gau­chisants : un petit groupe d'excités, Luis Rego, hargneux et saoul, Isaak de Bankolé, comédien trop gro­tesque pour être vraiment conscient [...].
Côté FN : le soporifique Mégret, presque aussi chiant que le commissaire du même son ; Lang, l'aryen dégarni, à ne pas confondre - il faudrait avoir l’à-propos d'une Chantal Goya pour y parvenir - avec le chevelu du même nom, et beaucoup d'autres... Très ré­vélateur sur les deux camps : le puis­sant racisme des gauchards qui se dra­pent de leurs droits de l'homme à la moindre suspicion à leur endroit ; les nationalistes propres sur eux, comme des orphelins sans leur talentueux bateleur Le Pen.

Mercredi 16 octobre
Peu de temps à consacrer à ce Jour­nal.
Autre critique pour ce soir : mon tra­vail me fait parfois perdre pied et ou­blier l'essentiel de ce que l'on me ra­conte. Il faut que je prenne quelque hauteur et que j'apprenne mon métier avec mo­destie.


Samedi 19 octobre
Masse de travail énorme et défauts à faire dis­paraître. J'ai à apprendre de tous les côtés : faire un bon gestion­naire, mener de bonnes négocia­tions, écrire de bons courriers aux fournis­seurs dont on se plaint et écouter, surtout écouter et re­tenir ce que l'on me dit. La vie pépère de l'esprit qui travaille dans la linéarité, c'est ter­miné.
Kate tous les jours au téléphone : petit cœur très gentil. Je vais es­sayer de rendre plus paisibles nos rap­ports, de moins chercher la perfection. Sans abandonner mes principes fonda­mentaux, bornes salvatrices, je veux détendre notre relation pour vivre quelque chose de doux.
Ma 'tite Kate me manque. Elle part ce week-end en Dordogne pour vi­siter sa marraine mourante. Triste at­mosphère, elle aura besoin de beaucoup de tendresse lundi. Occupé comme je le serai, ce sera de l'attention furtive.
La gent fiscqueuse nous emmerde.

Dimanche 20 octobre
8h30. Entre les mains de la sncf depuis ce matin 7h31. Petite angoisse du fond des âges après le grave acci­dent de trains en gare de Melun qui en­voya sous terre plus de vingt voya­geurs.

Cet après-midi, passage à la BN (Bibliothèque nationale), lieu de travail principal, lorsque j'étais assistant littéraire dans l'association r.u., à l'occasion de la Fureur de lire, manifes­tation annuelle de deux jours où l'écrit est à l'honneur. Notre maison d'édition ne pouvait manquer le coche. Le stand alloué, truffé d'ouvrages de Mono­graphies des villes et villages de France, suscite beaucoup de curio­sité. Très gra­tifiant de constater l'intérêt porté à notre tita­nesque tra­vail.
Ignominie des fiscqueux. Pour parvenir à leur fin (détruire ce qu'on a construit) ils emploient d'ignobles procédés.
Kate en Dordogne. Elle rend une dernière vi­site à sa marraine et va réconforter sa petite cou­sine. Atmos­phère de deuil qui contri­buera au mau­vais état psychologique de ma Vénus ado­rée.

Lundi 21 octobre

Fureur de lire. Venu pour rafler systémati­quement les catalogues des maisons d'édition re­présentées, j'ai préféré rester à notre stand pour ap­précier l'impact de la collection Monogra­phies des villes et villages de France sur le pu­blic. Très encourageant d'observer l'enthousiasme d'une vieille dame, l'émotion d'une bibliothécaire rageant de ne pas être pleine aux as, pour tout nous acheter, l'arrêt brusque d'une jeune fille qui a re­péré en pas­sant le livre de sa région ou de sa lo­calité, les grands sourires lorsqu'on leur propose notre catalogue général, etc.
Cela revigore un max pour mieux af­fronter l’engeance fiscqueuse.

Mardi 22 octobre
Oublié de noter la délicieuse anecdote dont je fus le maître d'œuvre à la Fureur de lire. Tout à ma tâche, je réponds aux questions des curieux, ex­plique nos objectifs, et distribue les catalogues généraux à qui fait mine de s'intéresser. L'attroupement prend parfois des allures de cohue passion­née. Un monsieur âgé, te­nant sa compagne par l'épaule, s'approche de notre stand et me tend une main à la vigueur sé­nile. Comme un seul homme, j'y glisse un ca­talogue. Le vieil homme s'éloigne d'un pas pressé, après avoir lâché un merci de mauvais cœur. Pris d'un doute sur son identité, je questionne Maddy qui m'avoue en éclatant de rire que je viens de fourguer notre
catalogue à Le Roy Ladurie, conser­vateur de la BN et organisateur de la manifestation littéraire. Trop drôle. Lui qui nous avait encou­ragés à nos débuts, un historien bien au fait de nos publi­cations, se voit réduit, par mon ignorance, à l'incognito lambda.
Depuis l'enthousiasme de l'historien sur notre projet débutant, des torrents ont coulé sous les ponts.

Mercredi 23 octobre
Très occupé. Peu de temps pour com­mencer à lire mes ouvrages de fac. Je m’efforce pourtant d’entamer ce soir un traité sur le droit de la sécurité sociale, où l'on perçoit bien le régime d'assistés qui règne en France.
Kate au téléphone. Délicieuse de douceur et de coquineries. Une tendre pensée pour elle ce soir.

Vendredi 25 octobre
La vie ménage parfois de lugubre retourne­ment. A huit heure dix ce matin, Kate me téléphone au
château : sa marraine est morte, elle ne peut se rendre au mariage de Barbara. Nous attendions ce samedi depuis des semaines, et le voilà brus­quement endeuillé. La mort pro­chaine de la pauvre dame était certaine, mais que cela se pro­duise la veille de cette journée d'union tient du pied-de-nez de la camarde. « La marraine est morte, vive les mariés ! », pourrais-je m’exclamer.
Amour de Kate parti en Dordogne vivre de terribles heures. La semaine dernière déjà, elle avait vu sa marraine dans le coma : la poitrine tressautant sous les vibra­tions d'un cœur en sur-régime, le cer­veau mort, le teint blafard, le visage animé par les automatismes d'une vie (bâillements, toussotements...). Kate était revenue défaite, fragilisée. Je ne crois pas que conserver toute sa vie l'image de cette mou­rante, totalement inconsciente, soit la bonne ma­nière de rendre hommage à la personne qu'on aime. Heïm nous a dit un jour : « Aimer les morts, c'est vivre pour les honorer ». Ça n'est pas avec ces protocoles morbides, en forme de trau­matisme, que l'on témoigne de son attache­ment au mourant.
Mon travail se poursuit à cent à l'heure. Détente ce week-end à Paris. Ne voyant pas Kate, je travaillerai mon droit et taperai mon journal. Mes travaux dirigés à Paris I vont bientôt commencer. Je partagerai alors mon temps entre les études et la gestion des sociétés. Nous avons trouvé un pé­père de 53 ans, qui va prendre le titre de directeur administratif et financier. Son rôle de pédagogue, à quelques années de la retraite, risque de nous servir à Alice et à moi.
Dix-neuf heures, ma Kate est sur la route avec ses parents. Je pense à elle et l'embrasse très fort.

Lundi 28 octobre
Week-end d'un repos studieux. Le fameux sa­medi de fête s'assombrit d'un enterrement pour Kate et du chiantissime droit fiscal des affaires pour mézigue. Après le Périgord, ma Vénus s'en est allée dans les Pyrénées rendre visite à ses grands-parents. Toute vêtue de noir, elle endeuille ses journées et ternit son moral. Moi au nord, elle au sud, France Telecom entre nous, l'amour lui redonne sa petite voix d'enfant. La grâce d'instants à l'échappée justifie notre rencontre qui doit se perpétuer. Je ne sais quel personnage est Kate au fond d'elle-même. Mes yeux l'aurait-ils déformée pour me la modeler sur mesure. Je connais le fossé qui s'impose entre sa douceur à mon égard et sa froideur parfois agressive envers le gros de sa famille. Mais où est l'authenticité ?
Connerie que ces questions. Aimons cette jeune femme aussi fort et aussi longtemps que possible.
En ce moment, scandale autour du Centre na­tional de Transfusion sanguine qui aurait, en 1985, injecté du sang contaminé par le virus du sida à des hémophiles, alors que des techniques exis­taient pour stériliser le sang. Les inculpations défilent et Fabius saponifie un max avec la sincérité du Juda. Le voilà qui reven­dique le droit à la dignité et qui défend son honneur (c'est lui qui avait
répondu à Chirac qui le traitait fort juste­ment de petit roquet : « Mais enfin, vous parlez au Premier ministre de la France tout de même ! »). Et pourquoi pas le premier prix de beauté ? Le fœtus du monde politique, comme Sim peut l'être chez les saltimbanques, nourrit ses convictions de poncifs douceâtres et de colères avec petits poings en avant. Dieu Tout-Puissant, si tu existes un tant soit peu, fait que le Fafa ne pose jamais son derrière sur le trône élyséen. Fanfan le vieux nous aura suffit.
Avant d'abandonner cette écriture de nuit, té­moignage gros comme un nounours de ma ten­dresse à Kate.

Mardi 29 octobre
Le travail se poursuit, avec ses urgences et ses recherches de fond.
Scandale du CNTS. Ce soir, une chaîne de télévision présente quelques interviews effectuées en 1985 auprès de médecins socialistes, de scienti­fiques socialistes et de politicards socialistes. Ras­surants, ignobles d'hypocrisie, ces propos : je dirais presque criminels. Songeons un instant aux cam­pagnes de haine injurieuse à l'encontre de Le Pen, lorsqu'il avait choisi le discours alarmiste. Si tous ces connards socialistes s'étaient mis au diapason, nous n'en serions pas là. Bravo la tolérance des potes de gauche, insidieux dans leur ostracisme direct ou indirect, dans la spoliation de leurs adversaires.
Kate fait de la broderie chez ses grands-pa­rents. Voilà qui l’apaisera peut-être. Très amusant de l'avoir au téléphone avec sa voix de prestation. Elle débouche sans peine mon conduit auditif. Une minute de réadaptation, et sa petite voix revient caresser mes tympans. Pensée à ma tendre.


Mercredi 30 octobre

Infect sida. Vu partiellement, ce soir, une émis­sion faisant le point sur l'état des recherches et la propagation du virus sur terre. La vie moderne et immorale de l'homme, le brassage constant et croissant des masses humaines sur tous les conti­nents, les coups de queue dans des trous exo­tiques, tout cela concoure à la multiplication mor­tifère des cas. Des développements techniques mis à la disposition des imbéciles, et voilà le résultat. L'ignoble propagande sur le préservatif, pour conserver le confort du trempage de bite, est inacceptable étant donné le flou actuel des connaissances scientifi­ques. Et si demain les Montagnier and Cie nous annonçaient l'inefficacité du plastique ? Les auteurs du matraquage idéolo­gique se dégonfleraient aussi vite que les respon­sables du cnts actuellement sur la sellette.
Beaucoup de travail. quelques ac­croches ver­bales avec le responsable de Sofrapli. La visite du monstrueux Podevin de l'urssaf venu, intrigué parce qu'il voyait de la lumière. Pauvre bonhomme.
Kate me manque. Elle devrait vite rentrer avant que je n’apprenne à l'oublier. (C'est de l'humour, Kate !)