Septembre

Dimanche 1er septembre
La villégiature chez Kate se ter­mine.
Nous devions ce matin nous lever tôt pour faire place nette avant l'arrivée de ses parents.
Le bien-être du sommeil nous tient jusqu'à dix heures. Il faut exécuter plus rapide­ment le programme des réjouissances. Kate ne manque pas d'éclater en sanglots. Finalement, nous parvenons à nos fins : laisser la maison dans un état décent.
Sur le perron de la porte, prêt à monter dans la voiture, Kate me lance « c'est la voiture de mes pa­rents ». Elle reconnaît le bruit du moteur. A la bourre nous le sommes certes, mais ses parents arrivent avec une demi-heure d'avance.
Quel insolite et rocambolesque instinct m'anime tout à coup ? Me voilà qui tente de me dissimuler derrière les lauriers du jardin avec mon gros sac couleur feuillage. Kate, consciente du grotesque de la situation, me conseille de monter dans la voiture alors que ses parents s'arrêtent devant la grille.
Vaude­ville en puissance. Je suis blanc de gêne et ne descends de la voiture que pour serrer la main de M. et Mme F. venus me saluer le sourire aux lèvres. Je force le mien, bien plus tenté par la discrétion d'un trou de taupe, avec monticule de terre, pour me faire oublier. Kate est détendue et prend la situa­tion presqu'à la légère. Elle me ramène à la gare. Sur le trajet, elle se rappelle qu'une petite culotte traîne sur le bureau de sa chambre. Manquerait plus que son père la dé­couvre...
La fumeuse péripétie me laisse l'image de parents à la gentillesse apparente, amusés de nous avoir pris en faute. Je téléphonerai ce soir à Kate pour savoir comment s'est passé le retour au foyer.
Je vais manger chez maman. Seront pré­sents : son nouveau compagnon et mes frères. Je redoute de plus en plus ces réunions. Si les déjeuners en tête-à-tête avec ma mère sont agréables, ceux en forme de pseudo famille ne me disent rien qui vaille.
Depuis mon départ de Parmain, les di­vergences s'accroissent. Les actions que je mène, les idées que j'essaie de dé­fendre m'éloignent de mes attaches sanguines. Le jus soli (la terre de cœur) a, chez moi, toujours pré­valu sur le jus sanguini.
Au risque d'éprouver un mal être, je ne dois pas prolonger ces visites sporadiques que seule l'affection justifie.
Assis dans un train métallisé direction ban­lieue, les hor­reurs défilent à portée de vue. Les tag­gers, qui devraient se balancer au bout du chanvre le long des voies pour reposer le regard du voyageur, mènent leur entre­prise d'enlaidis­se­ment sans être inquiétés. Vu leur support, parvenir à dégrader davantage le paysage relève du sinistre prodige.
Soyons juste : les beaux tags, avec couleurs et relief, ne me gênent pas. En revanche, les si­gnatures de barbouilleurs arriérés don­nent envie de leur mettre des claques. Les auteurs justifient leur sac­cage par une volonté de prouver leur existence. Qu'ils se battent jour et nuit pour émerger de la bourbe banlieusarde, et alors seulement leur paraphe aura un sens.

Mardi 3 septembre
Mon rythme de travail monte d'un cran. De­puis lundi, je fonce tous azi­muts pour régler tout ce qui se pré­sente. L'imprévu est toujours au ren­dez-vous et nécessite un chamboulement constant du programme prévu. Je peux tout juste me fixer des urgences prioritaires.
Je prends conscience chaque jour da­vantage de la nécessité d'un classement rigoureux des paperasses qui s’amoncellent à vue d'œil. Sous peine de passer la moitié de son temps à chercher le bon document, de fragiliser son assise psychologique et d'empêcher toute efficacité, un tri et une classification s'imposent.

Le temps qui défile lorsqu'on est retenu par mille choses, et que l'action prédomine, n'a rien de commun avec celui des loisirs ou des études. Il perd son rythme linéaire (dans la longueur ou la brièveté) et multiplie les perceptions qu'on en a : il s'accélère, ralentit, on l'oublie puis il revient comme une charge d'angoisse, on se trompe sur son écoule­ment...
Impossible actuellement d'appro­fon­dir mes recherches de nouveaux fournisseurs et ma gestion quotidienne. L'époque de tran­sition va durer quelques semaines, voire quelques mois.
Les tra­vaux et les ennuis qui m'assaillent ne doivent jamais me distraire du sens de l'humour et de la dérision, au risque de me déshumaniser.
Demain la course passionnante conti­nue.
Ce soir, Kate au téléphone. Petite discussion avec elle. Invité par ses amis Barbara et Lionel à leur mariage, je précise à Kate mon refus de la voir danser la valse avec ses amis, même de longue date. Je suis peut-être buté dans ma conception des rapports entre hommes et femmes, mais je suis prêt à décliner l'invitation et à reconsi­dé­rer ma relation avec Kate. Les choses sont très claires dans mon es­prit, et je n'ai nulle envie de parasi­ter les principes fondamentaux que j'ai choisis pour les beaux yeux ou le beau cul de qui que ce soit. L'hygiène sexuelle (je vide mes couilles, bonsoir et merci) ça existe aussi.
Idem pour la question du vouvoiement. Barbara aurait dit à Kate sa préfé­rence pour que je la tutoie, alors que je ne l'ai rencontrée qu'une fois. Nul snobisme dans cette distance verbale, comme pourrait le croire des esprits intoxiqués par le Pote système, mais simple sens de la relation humaine. Si je tutoie la déli­cieuse Barbara à la deuxième entrevue, je lui demande de me lécher le gourdin à la troisième. La convivialité serait pour le moins complice, au grand effroi de son sympa­thique compagnon et futur mari.
Kate semble saisir ma posi­tion, sans abandonner son apologie de l’égalité dans la relation amoureuse et la pensée individuelle. Pour l'idée du monde on peut défendre cette indépendance d'esprit, mais pour régir les formes d'une union, l'un doit rejoindre l'autre.
J’entr’aperçois ce soir quelques ani­mateurs TV qui achèvent leur deuxième journée de ren­trée, notamment Gildas et son reje­ton de talent à l'émission Nulle part ailleurs sur Canal +.

Mercredi 4 septembre
Bientôt une heure du matin, encore une journée trop courte.
Rencontre l'après-midi avec un imprimeur de Saint-Quentin pour apprécier sur pied une offset japo­naise (Fuji). Le père, d'une cinquantaine d'années, et le fils sont passionnés par l'imprimerie. Leur parc révèle quelques belles pièces comme ces Heidelberg de 25 ans d'âge, toujours ronronnantes. Ils ne négligent pas pour autant les progrès techniques et nous vantent les mérites de la grosse bête nippone.
Sur ce, débarquent le gros commercial rouge, suant, à l'œil incertain, organisateur du rendez-vous, et son fringant direc­teur des ventes. Les détails techniques sont traités avec Alice. Moi, j'ignorais presque le terme d'offset il y a encore dix jours.
Il faut apprendre vite et s'adapter constamment.
Le temps m'échappe. Je suis contraint de repousser au lendemain certains problèmes. Ainsi la consignation par écrit de l'état du stock et son évaluation fis­cale pour sa cession. Ainsi le dépôt de plusieurs marques à l'inpi.
Petite pensée pour ma Kate qui se fait de plus en plus de mouron à l'approche des examens.

Jeudi 5 septembre
Journée très importante sur le plan profession­nel.
Au téléphone avec un fournisseur agressif et accusateur, je dois gratter les dossiers pour découvrir les preuves fla­grantes de ses mensonges et lui signaler ses er­reurs qui frisent l'escroquerie. J'explique l'affaire.
L'association r.u. avait acheté une plieuse chez Sofrapli, pré­tendue première société française dans ce domaine.
Je me rensei­gne chez eux sur les conditions de location d'un matériel plus puissant qui puisse répondre à notre productivité croissante. La plieuse, d'une valeur marchande de cent mille francs, nous serait louée six mois au prix de dix mille et quelques francs par trimestre. Le matériel peut être livré lundi prochain.
Je demande alors à Bodudard, gérant de So­frapli Amiens, de m'envoyer par fax et par cour­rier le contrat de location qu'il propose.
Je le rappelle aujourd'hui pour lui présenter des clauses à rajouter au contrat : intervention dans les vingt-quatre heures si survient un problème technique, rempla­cement par un matériel équivalent en quarante huit heures si la plieuse ne fonctionne plus, et bonne adéquation des capacités de la machine à la spécificité de nos travaux sous peine de rési­liation du contrat.
L'accord s'équilibre ainsi dans les avantages accordés. Le bougre Bodudard refuse catégo­riquement la dernière des clauses. Cela reviendrait à nous accorder une période d'essai, non rentable pour eux.
J'en viens alors au contrat d'entretien. Administrateur de la sebm, je dois re­prendre la petite plieuse et son contrat de maintenance. Je m'étonne des disproportions entre ce qui relevait du contrat et ce qui était facturé à l'association : ainsi plus de 1 000 F de déplacement à régler pour le changement d'une courroie de 40 F. Bodudard pique alors sa crise : non paiement du contrat d'entretien ja­mais entré en vigueur, factures impayées, etc.
N'ayant aucun élément pour le contrer, je le quitte en bons termes. Pour éclairer d'un jour plus sain ses postulats accu­satoires, je demande l'aide de Monique. Nous retrouvons dans le dossier Sofrapli la photocopie de la lettre envoyée en janvier 91 pour la conclu­sion du contrat d'entretien.
Un chèque de la moitié du montant à régler accompagne le courrier. Le solde est versé par traite en avril. Gros men­songe de Bodudard.
Chauf­fés pour l'investigation, nous fi­lons à la comp­tabilité retrouver les factures et comprendre ce qui relève réellement du contrat, comprenez de la bourse de Sofrapli. Après contrôle nous concluons à une facturation abusive à l'association de prestations et de déplacements relevant du contrat d'entretien.
Grosse boulette des services de Bodudard. Les infâmes profiteurs n'auront qu'à bien se tenir : je vais demander l'étude de toutes les factures qu'ils nous ont en­voyées et l'établissement d'avoirs en conséquence. Sitôt rappelé, Bodudard, carpette de­venue, accepte ma troisième clause sans broncher.
Grande leçon pratique pour moi.
Je re­doute d'avoir à tout décortiquer et de ne pas pouvoir retrouver tous les documents nécessaires à la ré­solution de chaque nouvelle affaire.
Ce travail de Sherlock Holmes du commerce reste le point culmi­nant de cette jour­née.
Peu de Kate aujourd'hui. Rapide­ment au télé­phone pour m'informer de la date de ses écrits : les 16 et 17 septembre. Cela lui laisse encore une semaine pleine pour réviser. J'espère de tout cœur son succès. Je la verrai ce week-end pour deux tout petits jours de relâche.

Samedi 7 septembre
Il est minuit vingt et j'achève de regarder l'adaptation cinématographique des Histoires ex­traordinaires d'Edgar Allan Poe. Roger Vadim et Federico Fel­lini laissent couler leurs fantasmes.
Semaine d'action très positive pour ma forma­tion. L'été meurt et je n'ai eu le temps que de quelques battements de cils. Bientôt la réinscrip­tion univer­sitaire, les nouvelles bouilles profes­sorales et, j'espère, ma Kate à mes côtés. Avec mon travail de ges­tionnaire et d'administrateur, je risque de ne pas beaucoup fréquenter les am­phis.
Kate au téléphone me fait part des malheurs sordides de sa camarade Christel.
Son chauffeur de bus ne se sera énamouré de la pauvrette que du­rant quelques heures couronnées de baisers. Depuis, plus de nouvelles, et même mieux : il la fuit. Elle tente alors de remettre son grappin sur un chauffeur de
bus antérieur, Momo l'arabe. Un des moyens : que Kate joue la conciliatrice (de charme). Mes grognements ne se font pas at­tendre, lorsque ma belle cambrée réclame mon avis. Hors de question qu'elle s'entremette dans cette piteuse his­toire de cul pas propre. Je com­prends la détresse de la rondouillette Christel, mais je crois surtout qu'un ins­tinct malsain la pousse et la poussera toute sa vie vers la merde. Son ambi­tion de fonder une famille ne pourra que tristement se réaliser avec cet esprit là. Kate n'a, en tout cas, pas à intervenir comme porte-parole. L'aimée était tota­lement de mon avis.

Dimanche 8 septembre
Je quitte Kate à l'instant. Gros sur la patate. Emotion à son comble, lorsqu'elle m'a donné une dernière fois sa bouche à la pulpe brûlante. Deux jours de nervosité et de passion sau­vage. Kate a de plus en plus de mal à supporter l'approche de ses examens. Ses larmes trahissent une fatigue psy­chologique. Son contact n'est pas des plus fa­ciles. Nous avons décidé de ne pas nous retrouver le week-end pro­chain : elle risquerait de sombrer dans une dépression qui mettrait fin à ses chances de réussite. Loin d'elle, je ressens au tré­fonds l'attente angoissée qui la ronge. Refaire une licence n'est pourtant pas signe de fin du monde, même à vingt-quatre ans.
J'ai oublié de noter la folle journée de vendredi dernier. La venue d'une plieuse poids lourd lundi matin a néces­sité quelques changements provi­soires dans la fonction des pièces de la Banque [siège de la sebm, l’immeuble abritait auparavant un établissement de crédit] Chacun croulant déjà sous le travail, il fallait en sus faire preuve d'une agilité tarzane et d'une mémoire éléphantesque pour éviter les meubles en suspension et retrouver l'endroit où se nichait son malheureux dossier.
La rentrée scolaire du mouflet à l'ados ira de pair avec le retour de Big Média et des poli­tiques. Rien de bien passionnant. Côté média, la Une se repeuple de sa clique d'animateurs ve­dettes qui certes distraient nos soi­rées, mais qui, confessons-le, relève généralement d'une bouf­fonnerie impres­sionnante. Passage au crible.
Le lundi, pro Drucker fait son Star 90 de­puis l'abandon du service public et de ses vieux Champs-Elysées. Le décor des halles Truc-Machin est somptueux, les paillettes abondent et les vedettes font la queue. Pro Drucker a quelque mal à vieillir, attentif qu'il est à son bru­shing ébène. Seul Guy Lux peut se vanter d'être son aîné dans l'animation d'émission-spectacle.

Mardi, plus tard dans la soirée, Dechavanne se contorsionne avec entrain. Le gros niqueur que j'étais, à l’époque du service Minitel Mégalo et des chroniques pamphlétaires proposées, se fai­sait un plaisir de le croquer tout cru. Avec un talent indéniable, il s’efforce de faire passer l’idéologie potéenne pour un modèle d’hon­nê­teté intellectuelle.
J'ai parcouru au début du mois de juillet le livre qu'il a fait scri­bouiller par son homme de cou­leur : mon dieu ! Cet animateur ferait donc partie des mou­leurs d'opinion ? Pourquoi alors ne pas appeler illico Chantal Goya ou Mireille Ma­thieu à une fonction ministérielle ? Curieuse habitude que de vouloir constamment sortir du rôle premier, dans lequel on excelle, pour s’improviser idéologue d’exception.
Le mercredi : sacré Foucault ! Emission à grand spectacle, le Jean-Pierre ne cache pas sa tendance au populaire, tout en gardant son quant-à-soi lucide. Rien à dire de méchant sur le bonhomme.
Vendredi, pour une soirée maigre en viande et en subtilités, l'incontournable Saba­tier, au bord de la déification populaire, s’est spécialisé dans la générosité de salon. Belle mais logique réussite que d'avoir pu se hisser au premier plan par l’alliance d’une (probable) vraie gentillesse et d’un sens de ce qui captive le plus grand nombre.
Le lendemain, Sébastien le chevelu n'offre pas le même profil. Sa créati­vité, même frisant parfois le prout-caca-boudin (et il en faut), est sans conteste un de ses atouts de longévité dans le mé­tier ; elle lui permet quelques toutes petites irrévé­rences envers le pouvoir politique. Ses rapports tendres et pro­tecteurs avec Paul Préboist, fœtus sur le retour, sorte de Sim en maison de retraite, sont très tou­chants.
Voilà un petit aperçu de ce qui fait notre télé po­pulaire d'aujourd'hui.
Terrible chose que de voir vieillir les têtes fami­lières du cinéma ou de la chanson. Chez Michel Piccoli, les stig­mates du vieillard sont très nets. Le ciboulot dégarni le rapproche davantage de Léo Ferré, l'anarcho-poète convaincu de ne pas être con (et Cu­négonde veux-tu du fromage ?). Curieux de voir l'influence diamétralement oppo­sée que peuvent avoir les années sur un être et ce qui se dégage de sa per­sonnalité. L'esthétisme des rides trouve son illustration chez des gens comme feu Gabin, feu Ventura et chez le bien vivant Noi­ret. Jeunes, ils n'avaient rien de bien trans­cendant, hormis peut-être pour l'époque le bel­lâtre Gabin du Quai des brumes. L'impact du bougre est tout de même plus puissant lorsque la blan­cheur et l'épaisseur patriarcales s'en mêlent. Au contraire, un Piccoli, déjà peu gâté au départ, ne s'arrange en rien à l'âge de la poupinette grande taille. Bouffi, les yeux exorbités, les lignes du vi­sage dé­sagréables : tout cela attriste et fas­cine.
Kate toute douce au téléphone ce soir. Elle a retrouvé dans son sac le petit vaporisateur rempli de mon eau de toilette (Eau sauvage de C. Dior). Sur sa table de nuit, elle hume les vapeurs qui s'en échappent pour mieux me visualiser. Triste de me quitter si vite, elle devra travailler jusqu'à l'étourdissement pour mettre toutes les chances de son côté. Je fais un vœu.

Lundi 9 septembre
Début de semaine en trombe. La plieuse 386HP (une grosse bête louée pour six mois) est arrivée ce matin, installée dans l'ex-bureau de Monique. Un technicien, qui se distingue par sa présence malodorante, passe sa journée à la mise au point du maté­riel et à la formation sommaire de notre employé destiné à l'utiliser. Rencontre avec le dirigeant de Kodak Amiens pour le transfert des contrats à la sebm Aucun problème à l'horizon. Sally nous avait fait, à Michel Leborgne et à moi, l'historique des ten­sions avec une Mme Broyée, petit bout de bonne femme qui se révéla très gentille, lorsqu'elle com­prit le sens et la portée de l'activité d'exhumation.
Je reçus en début d'après-midi un certain Zan­niais de la société secap : le lunetteux rondouil­lard, suant et court sur pattes par excellence. Sa venue concernait la machine à affran­chir : changement du titulaire du contrat. Voilà mes rencontres d'aujourd'hui, rien de bien transcendant.
De­main matin, virée à Paris avec Alice pour aller renifler, dans ses boulons et recoins, l'offset de Suptoner : matériel de démonstration vendu pour 275 000F. au lieu de 374 000F. La location finan­cière sera indispen­sable : la ren­contre avec la so­ciété sovac d'Amiens aura lieu l'après-midi avec Sally. Avant, rendez-vous avec le banquier de la sebm, à qui nous allons montrer ce que nous faisons comme ouvrages, pour l'amollir dans la négociation. M. Leborgne viendra en observateur. Je ne peux guère prétendre à mieux.
Bientôt minuit et ma petite Kate doit normale­ment encore travailler. Je lui ai téléphoné ce soir, lui promettant d'avoir une tendre pensée aux douze coups : voilà qui est fait. J'espère qu'elle ne flanchera pas sur le plan psychologique.
François Mitterrand s’est allègrement rattrapé, avec une gourmandise non dissimulée, depuis son Coup d'Etat perma­nent. Dix ans et cent onze jours de pouvoir avec une transfiguration de l’homme dont la nature reste à définir.

Mercredi 11 septembre
Depuis deux jours, le rythme est plus que sou­tenu et éparpillé entre divers fronts à mener de conserve. La passion me donne l'énergie, mais la raison doit guider tous mes actes. Je dois pénétrer (en tout bien tout honneur) tous les univers pour en comprendre les défauts, bous­culer toutes les mau­vaises habi­tudes, veiller à ne pas sombrer dans la gesticula­tion venteuse qui ferait de moi une bau­druche inutile. L'angoisse peut monter lorsque l'urgence impose que certaines choses soient faites avant d'autres, ce qui repousse parfois de plu­sieurs se­maines l'exécution de ce qui deviendra par la fuite du temps priorité.
Le 10 septembre au matin, visite en coup de vent chez Suptoner, à Paris, pour découvrir sur pied le matériel offset proposé. Passage par les zones in­salubres (ou Z.I.) d'Aubervilliers : dégénéres­cence des gens, laideur sor­dide des bâtiments, gri­saille générale qui se répand comme une sale peste. Le chauffeur perdu, nous sommes contraints de nous diriger à la carte. Manque plus que la boussole et le sac-à-dos. Arri­vés à destination, nous nous pré­cipitons pour voir l'engin : Alice est favorable à son acqui­sition. Afflux de gros pour nous présenter le maté­riel : des grands, des petits, tous gras du bide, une sorte de remake du Zizi de Pierre Perret.
Retour sur les chapeaux de roue dans notre province qui certes pue parfois mais où, chose es­sentielle pour santé garder, la concentration de crétins au kilomètre carré est large­ment moindre. L'après-midi j'enchaîne avec le rendez-vous de la sovac d'Amiens. M. Grolive, direc­teur d'agence, a un comportement curieux : agressif au début tout en conser­vant son ton moelleux ; souriant, voire rieur à la fin, il agace et étonne en même temps. Reste à voir s'il nous suivra pour le finance­ment de l'offset.
Ce matin, après une mise en route hypersonique à la Banque, rendez-vous au Crédit du Nord (établissement de crédit de la sebm) pour obtenir une ligne d'escompte et un décou­vert.

Jeudi 12 septembre
J'achève mon compte rendu de la journée d'hier, le sommeil m'ayant, sur le coup de minuit et demi, imposé le silence. Le banquier de la sebm que nous avons rencontré relevait da­vantage de l’espèce porcine que de l'expert en finance. Très coopératif cependant.

Vu, hier au soir un documentaire rassem­blant les bouts de films pris dans l'intimité d'Hitler, Les yeux d'Eva Braun. [...]. Le com­mentaire qui les accompagne ne manque pas de déformer systématiquement la douceur de vivre qui peut en émaner.
L’hitlérisme est bien sûr une horreur, mais comme le sont le communisme (Staline et ses camps gelés de la mort) et le démocratisme version 1789-95 (génocide catho-vendéen). [...]

Vendredi 13 septembre
J’apprends que des soldats américains, lors des derniers jours de la guerre du Golfe, auraient suivi dans leurs chars les tranchées des Irakiens, écrasant et enterrant vivants plus de cinq mille d'entre eux. Ce n’est pas tant ce massacre qui me fait bondir d'indignation, que l’ignoble propagande de guerre « propre » et « chirurgicale » qu’avaient diffusée les médias de tous ordres. J'avais déjà hurlé mes réserves quant à ces notions dans une grosse nique [chronique pamphlétaire sur Minitel], et je ne peux rester de marbre quand ce genre d'hypocrisie générale mène à dé­couvrir trop tard la vé­ritable histoire de l'humanité.
Kate au téléphone. Nous avions prévu de (peut-être) manger ensemble sa­medi 14, mais renonce­ment de dernière minute pour lui per­mettre de se consa­crer toute entière au travail de révi­sion.
Bientôt minuit, et je regarde un com­bat de boxe entre mi-lourds pour le championnat d'Europe. Le Hollandais (d'importation vu sa couleur un peu foncée) Blanchard (!) et l'Allemand Roc­chigiani. Le
champion en titre est blessé à l'œil droit qui se ferme ; il tente désespérément un forcing, alors que nous n'en sommes qu'au troisième round. Le Hollandais vient d'en prendre autant dans la gueule. Rocchigiani n'a plus qu'un œil d'ouvert. Dramatique de boxer dans ces conditions. A cette al­lure, l'un risque de perdre un œil. Curieuse ambiance, entre leur déchaîne­ment physique et l'angoisse qui monte pour des blessures de plus en plus graves à chaque coup. Déjà cinquième re­prise, deux styles de boxe s'affrontent : le Hol­landais est rapide et répété dans ses coups ; l'Allemand encaisse beau­coup plus mais dégage des uppercuts et des crochets plus puissants. Ef­froyable, le visage de Rocchigiani : l'œil droit fermé, la paupière et la pommette en­flées et rou­gies, le champion y met ses tripes au radar. Blan­chard, épuisé, ne fait pas bonne mine lui non plus. Ques­tion : qui cédera le premier à la bou­cherie ? A la neuvième reprise, l'Allemand sauve son titre grâce à une fantastique rage de vaincre. Blan­chard, à 34 ans, vient certainement de vivre son dernier grand combat.

Samedi 14 septembre
Je vais faire un petit tour à la Sorbonne pour voir si les programmes de maîtrise en droit sont affi­chés. Ma convocation administrative, celle où l'on verse les sous-sous, est fixée pour le lundi 29 sep­tembre à Tolbiac, annexe de Paris I inaugurée par Fanfan Mité il y a quelques années. Pour
cacher les murs de béton, la direction a décidé de faire repeindre les murs avec de vieux pots de peinture qui restaient. Résul­tat : des couleurs hachement vives, genre seventies à souhait, avec les p'tits joints à l'intérieur. Bande de gonds !
François Mitterrand a donc dépassé le Général de Gaulle dans la longévité du pouvoir présiden­tiel. Complexe personnalité faite d’arrivisme passionné, d’intel­ligence efficace et d’un sens tactique incontestable ; on peut toutefois douter de sa légitimité fondamentale, au-delà des urnes. Rides et expérience n’imposent pas le respect si le parcours ne révèle pas une qualité de fond. Certes le chenu Fanfan possède la puissance allouée par la première place dans la hiérarchie républicaine, mais il n’y a pas là de quoi s'agenouiller.
Je suis passé il y a quelques mois dans la ville de Trappes, commune dont j'ai exhumé l'histoire parue dans la collection Monographies des villes et villages de France dirigée par Heïm. Dans mon prospectus de pré­sentation, avec le style truculent qu'on me connaît, je traçais l'histoire locale dans ses plus brillantes fa­cettes. L'objectif est de donner envie de lire l'ouvrage. Aux abords de l'an 2000, Trappes est hideuse, béton­née, déper­sonnalisée, du moins dans les quartiers de la ville nouvelle. Laideur HLMienne, Trappes, glorieuse jusqu'alors dans mes pensées, se ratatine dans sa plus sor­dide banalité. Les Trappistes qui ont reçu mon prospectus ont dû croire da­vantage à une an­nonce de voyage vers une destination féerique, qu'à une proposition de découvrir le passé de leur propre ville. La continuité histo­rique, synonyme a priori d'une amélio­ration constante, est rompue depuis longtemps pour nombre de localités.
Kate au téléphone. Nous fêtons au­jourd'hui nos six mois de rencontre. Délicieuse de compli­cité avec moi. Je lui souhaite beaucoup de réussite pour lundi et mardi prochains. Je lui faisais remar­quer combien elle prenait bien mes crudités verbales. Beaucoup d'évolution de­puis notre pre­mier contact. C'est bien.
Ardisson, parangon du parisianisme branché, fait son numéro sur petit écran avec le lot habituel de sous-entendus percutants. A ses cô­tés, Bohringer ne boit plus que les mélanges spirituels des lieux.

Dimanche 15 septembre
Je file vers la Picardie. Les plaines blanches du brouillard matinal se suc­cèdent les unes aux autres. Je ne m'explique pas bien pourquoi, mais une lourde mélancolie me serre la gorge. Peut-être ces coups à l'âme, désespérée à jamais. Pourtant j'aime profondément le par­cours et les choix que j'ai faits, j'apprécie l'homme que je deviens, même si l'autocritique est souvent rude et que l'impression d'exister sur un fil de rasoir est constante.
Dernière écorchure, encore et pour longtemps ouverte : la perte de mon premier et sublime amour. La toute belle Aurore, muse qu'on aurait dit sortie tout droit d'un coquillage vénu­sien, s'est éloignée de moi, happée par un mau­vais milieu ou reprise en main par l'homme d'une liaison qu'elle m'aurait cachée. Moi, épris de pureté, je n'avais pas tenté le tout pour le tout à la première rencontre. Trop authentique, trop respectueux du mystère qui l'entourait, j'ai perdu ce premier amour féerique, qui aurait pu être le seul.
Kate est là, heureusement pour mon équi­libre.
Son premier examen a lieu demain à treize heures trente. Je lui ai conseillé de ne pas s'endormir trop tard, et de ne pas s'affoler si elle ressentait comme une grande confusion intérieure alliée à l'impression d'une ignorance généralisée. Simple signe d'angoisse. Ma solidarité avec Ca­thou se manifeste par une boule stomacale. Je suis avec toi ma Kate chérie !
Vu Dumas interrogé par Anne Sinclair, un chouïa complaisante.

Lundi 16 septembre
Ce Dumas, disais-je, fier comme Ar­taban d'occuper le Ministère des Af­faires étrangères à l'époque où, juste­ment, tout ce qu'il y a d'important, d'« historique » comme nous le ressasse le Big Média à trois têtes (tv, radio, presse), a lieu hors de nos frontières.
Terrible journée pour Ca­thou : première épreuve écrite à repas­ser. Je l'appelle une demie heure avant son départ. La voilà qui se met à san­gloter, refusant d'y aller, comme un tout-petit que l'on traîne à la mater­nelle. Emouvante, la Kate. Ce soir, la tension est derrière elle, mais naît l'angoisse d'avoir mal fait. Me poussant à faire de la notation prévi­sionnelle, je me refuse à appré­hender la connerie ou l'équité de son futur cor­recteur. Et dire que demain toute la cérémonie re­commence.
Signature aujourd'hui par Alice, au nom de la sebm, du contrat de loca­tion entretien avec Kodak pour le parc de deux EK 165, de deux EK 90 noir et blanc et d'une EK 90 couleur. Le porte­faix des contrats, un certain Berscht (à deux lettres près) s'étonnait des prix que l'association avait obtenu et dont la sebm bénéficiaient du fait de la reprise du parc (0,04 centime la copie si l'on dé­passe 500 000 par mois). Normal, avec notre Sally, qui a parfois fait, comme ici, des négociations du tonnerre de dieu.
Demain, rencontre avec deux banquiers, vous sa­vez, ces bonshommes prévenants qui vous prê­tent un parapluie les jours de grand soleil.
Heïm se demandait à midi si chaque être, hor­mis les cas exceptionnels, n'était pas programmé gé­nétiquement pour ne pouvoir donner le meilleur de soi-même que durant un temps très limité. Ceci expliquerait la petite vie que s'échafaude l'homme, inca­pable de tenir la distance au-delà d'un certain temps, lorsque ce qu'il donne est sublime. De là les déceptions sur les êtres. Le seul palliatif à cette dégénérescence : des principes moraux absolus à respecter.

Mardi 17 septembre
Journée d'angoisse sur le plan pro­fessionnel. La maousse offset de chez Suptoner nous était bloquée, jusqu'à aujourd'hui, pour nous per­mettre d'obtenir la réponse des sociétés de finan­cement que nous avions contactées. L'ingénieur commercial avec qui nous sommes en relation de­vait passer ce soir. Résultat d'une société de fi­nancement en lice : accord sous condi­tion de ver­ser cash vingt pour cent de la valeur de l'offset. Impossible d'obtenir l'interlocuteur de chez sovac, la deuxième so­ciété de financement. Finale­ment nous abordons le problème diffé­remment : venue d'un technicien pour réparer l'Hamada que nous possédons. La grosse attendra l'accord de la sovac ou de Lo­cafrance. Soulagement après avoir jonglé entre les décisions à prendre et les délais à respecter.
Kate a passé sa deuxième épreuve écrite. Moins bonne impression qu'hier. Elle a choisi le sujet théorique consistant en la comparaison entre la cession et le nantissement de créance. Epuisée, il ne faut pourtant pas qu'elle se décourage. Le dé­but des oraux est dans une dizaine de jours, il faudra qu'elle soit prête au cas où...

Mercredi 18 septembre
Encore une journée pleine de rebon­dissements. Ce matin, je reçois avec M. Leborgne le respon­
sable du ser­vice professionnel pour la caisse ré­gionale du Crédit agricole. Exposition de l'activité : exhumation des ouvrages écris à la fin du XIXe siècle et début XXe dans le domaine de l'histoire locale ; les plus de 750 titres parus chez r.u. association ; la reprise des activi­tés par deux structures commer­ciales (la sebm pour l'imprimerie et la seru pour l'édition et la diffu­sion) ; les objectifs de rentabilité de la seru par le biais du sponsoring des ouvrages et de leurs pages publi­citaires (tant dans les micros - villes de moins de 3000 feux - que des normaux et des départe­mentaux) ; l'acquisition d'une renommée incon­testable du nom seru (relation avec plus de 3 000 libraires et fichier d’environ 60 000 clients) ; l'objectif final d'étendre cette collection au monde entier, etc.
Visite des locaux pour pré­senter au bonhomme les différents sec­teurs d'activités que recouvrent les deux struc­tures : service littéraire (dirigé par C. Rentrop) des­tiné à rechercher les ouvrages, à faire les en­quêtes pour sentir si le terrain où ils seront proposés est favo­rable ou pas, et à pondre le cas échéant prospectus de souscription et qua­trièmes de cou­verture ; services techniques (dirigés par Hermione) consis­tant en la réalisation matérielle du prospec­tus (par le moyen de la pao), en la prise du livre original (fourni par le service litté­raire) par des moyens sophistiqués tels le laser et la sortie scanner. Après le gouachage des im­perfections et le ti­rage des maquettes du livre et de la couverture, la sous-traitance de l'encartage et du brochage, l'ouvrage revient complet à la seru qui se charge de le pro­mouvoir. Pour cela un service promotion avec des contacts libraires et la diffusion des prospectus par postcontacts, ainsi qu'un service de presse. Tel est le schéma des acti­vités.
Eloge de l’œuvre fantas­tique entreprise par l'association et conti­nuée, d'une manière commerciale par la seru, la collection et l'idée restant l'entière propriété de Heïm et de l'association Monographies des villes et villages du monde entier. Le ban­quier est vi­siblement ravi par ma pré­sentation des choses. Ma prestation semble avoir été bien accueillie. Nos exigences bancaires : une ligne d'escompte et un découvert allant par paliers jusqu'à dix pour cent du chiffre d'affaires an­nuel. Première partie de journée posi­tive. Si tout fonctionne comme on le souhaite avec chaque banque, nous pourrons partir confiant pour notre aventure.
La fin d'après-midi devait filer en quenouille. La grosse offset de Ges­tetner attendait toujours son finance­ment. Le frileux Crédit universel ayant refusé le dossier par leur apriorisme défavorable envers les nouvelles so­ciétés (ce qui ne recouvre pas exacte­ment la situation de la sebm) et Locafrance ayant émis son acceptation sous condition d'un verse­ment par chèque de vingt pour cent de la valeur de l'offset, il ne nous res­tait plus que nos vieux partenaires de la sovac, apparemment les plus fiables.
Impossibilité pour moi, depuis le début de la semaine, d'avoir un contact télé­phonique avec le gluant Grolive, respon­sable de l'agence d'A. En réunion, en voyage d'affaires : la fuite de l'affairiste imbu est incontestable. Le gros ingénieur commercial de chez Suptoner prend lui-même l'initiative de les appeler et apprend par la se­crétaire, d'après ses dires, que notre dos­sier aurait été refusé.
Stupé­faction de ma part : l'association r.u. avait un rapport excellent avec la sovac, nombre de matériels avaient été financés par elle, elle s'était à plu­sieurs reprises mise en avant au cas où nous aurions eu besoin de leurs ser­vices pour d'autres structures (sebm, Edicom), au­cun incident de paiement n'avait jamais eu lieu. Le re­fus et le silence, tout cela non justi­fié, me laissaient pantois. Tentant de les rappeler, je tombe sur une secrétaire de dessous de table qui ne peut me donner plus d'informations.
Sally, elle, réussit à avoir une conversa­tion avec le huileux Grolive et confirme le sentiment de malaise, le dossier n'ayant peut-être même pas été traité. Heïm pense qu'il y a soit un problème de per­sonne, soit un coup fourré. De toute façon, avec ou sans eux, on se débrouillera.
La journée reste fertile en contraste.
Je ne verrai certainement pas Kate samedi, le rendez-vous avec le grand chef du Crédit du Nord étant fixé à seize heures.
Demain, journée avec Sally : le ma­tin, passage à la bprnp pour le compte de l’association r.u. et la négociation d'ouverture de compte pour la seru. L'après-midi, sovac Paris nous rece­vra, alors que nous serons encore tout im­bibés de cette espèce de trahison de leur part.
Cette activité, lancée à toute allure depuis le deux septembre, s'annonce comme un moyen for­mateur efficace et inépuisable. Les défis et la ri­gueur vous trempent l'âme qui se chevronne chaque jour davantage. Ce qu'il y a à faire dans chacun des domaines est im­mense ; ma surveil­lance, mon œil sur la comptabilité fiscale, la ges­tionnaire et la prévisionnelle, devront atteindre une précision sans faille.
Et il me faudra une femme pour m'aimer très fort et pour baiser comme une folle avec moi. Entends-tu Kate ?
Tout le tintouin de l'irritable Cres­son fait autour des me­sures en cours d'adoption favorables aux petites et moyennes entreprises se résume au minable rabais de 42 à 33 pour cent de l'imposition des béné­fices. Minable d'autant plus que les nouvelles pme, celles qui ont le plus besoin qu'on les soutienne, sont depuis long­temps exonérées de cet impôt pen­dant deux ans, et par paliers les trois an­nées suivantes. Démonstra­tion impec­cable du genre de discours politique ra­coleur en forme de baudru­che : à l'intérieur peau de couille, du vent pour être poli. Cette baisse est en plus compensée pour l’Etat par une hausse des taxes sur les plus-values pour les grosses sociétés. l’Etat n'a donc pas à s'en faire, Charasse super-fisc­queux Ier peut persévérer dans ses gesticulations.

Jeudi 19 septembre
Bien content de gratter de la plume du fond de mon lit à bientôt minuit.

Eprouvant passage à Paris. L'air nau­séabond, chargé en dioxyde de carbone, et la moiteur étouf­fante du climat m'ont flanqué une nausée sar­trienne. Ce matin, rencontre, avec Sally, du ban­quier principal de l'association r.u., notamment pour négocier l'ouverture d'un compte pour la seru agré­menté d’une ligne d'escompte et d'un décou­vert. Deux personnes face à nous : le vieux Gédéon responsable du secteur as­sociatif venant aux nou­velles du compte existant et de son devenir ; Panard le pied noir, directeur de l'agence et in­terlocuteur potentiel de la seru. Couteau dans le dos pour le découvert : acceptation qu'à hauteur de ce que remboursera l'association. Cela n'a strictement aucun intérêt. Ils devront le com­prendre, sinon doigt dans le cul. Début de séjour parisien très mauvais. Nous avons besoin de par­tenaires fi­nanciers, pas d'enculeurs de mouches.
Même topo pour la sovac. Le respon­sable des transferts de dossiers, tente piètrement de nous justifier le refus de Grolive par des pa­ramètres qui ne nous sont pas applicables (genre : entreprise nouvelle égale in­solvabilité quasi-certaine). Comment veut-on que l'économie aille bien lorsque des caractériels de ce genre peuvent mettre fin à des relations sans tache pour une question de chan­gement d'interlocuteur ? Il est vrai aussi que les sociétés de financement se méfient de tout ce qui est reprise nouvelle à petit capital (mais alors comment gros­sir ?) et surtout de ce qui est association. r.u faisait justement exception à la règle et la seru reprend son activité pour ce qui touche à la diffusion. La mauvaise foi s’avère bien épaisse.
Ce soir, j'apprends en vrac qu'un des subor­donnés du cat Couthon, avec qui l'on sous-traite l'encartage, se regimbe d'une manière fort dés­agréable ; que je suis convoqué le 2 oc­tobre pour une demie journée d'aptitude (on crois rêver !) au service national ; que Kate a une pe­tite in­fection vaginale due certainement à sa fa­tigue, à ses angoisses et à ses p’tites choses mêlées.
Seul point positif : le cadeau collec­tif pour les 22 ans de Hermione lui a fait très plaisir. Un cames­cope du tonnerre !

Vendredi 20 septembre
Sujet actuel de moquerie chez Big Média : Fanfan ne pourrait plus prononcer un discours sans voir affluer une flopée de tomates pour­ries. Son impopularité semble telle qu’il n’ait plus droit qu’au public des fruits et légumes. Ingrat, le peuple-électeur à oublié les années d’adulation.
Rien de stimulant à espérer pour le pays. Malhonnêteté de toutes parts, im­moralité généralisée, vent brassé valant exploit réalisé ; seule la qualité d'êtres rares mériterait qu'on s'occupât de leur cas.

Samedi 21 septembre
Court moment avec Kate hier soir et ce ma­tin. Ses dérèglements psycholo­giques se traduisent par une irritabi­lité de vieille dentelle et des dou­leurs physiques.
Rendez-vous au Crédit du Nord de P. pour la sebm La race des banquiers com­mence à m'être familière. Le spécimen de l'après-midi raclait la connerie de toute part. Rasibus blon­dasse sur le retour, il se calait bien fort sur ses fonds, sitôt le mot « découvert » lâché. Encore une contradiction dans cet univers de grouillements bancaires : la frilosité agres­sive pour accorder des facilités de caisse à une jeune entreprise, alors qu'elle est l'archétype de celle qui en a le plus be­soin pour démarrer son ac­tivité.
En France, la sclérose est totale, et il n'y a pas lieu de s'étonner de l'enlisement économique. Les bourses ne suivent pas les entrepreneurs aux poches vides mais aux projets géniaux : le nôtre suscite toujours des accla­mations. Les banquiers nous aideraient volontiers, si nous avions les moyens de nous passer de leur soutien : les coups de pompe qui se perdent...

Dimanche 22 septembre
Kate m'a dévoilé hier soir au télé­phone une facette insoupçonnable de sa vie aux apparences tranquilles.
A plusieurs reprises déjà, son père, gentiment hypocrite avec moi, se mettait à vociférer quand je
demandais à parler à Kate : « Catherine, télé­phone ! » hurlait-il comme le premier des prolé­taires. Ce soir, en pleine conver­sation avec Kate, je l'entends qui se met à beugler comme un malheureux, Kate ayant malencontreusement jeté un journal lors du rangement de son bu­reau. La froideur, voire l'agressivité des rapports fami­liaux que j'avais entr’aperçue m’intriguait. Je pro­fite de cette démonstration flagrante pour exiger des explications de Kate. Elle m'avoue que l'hiver dernier encore, son père (plus petit qu'elle, une forme de teigneux) l'a battue. En général, elle répond par un lancement vengeur et hystérique de ce qui lui passe entre les mains. Sordide, sor­dide... La vie crée des carapaces de protection pour la prestation. Rien ne laissait supposer chez Kate, au premier abord, de tels rapports avec son père.
Pour l'intime que je deviens, cette facette m'éclaire certains pans de son passé et me révèle certains traits de son caractère. La famille est la plus in­fecte des organisations, lorsqu'elle n'est pas fondée sur une morale à toute épreuve, un choix et un dé­sir réciproques. Kate a certes eu une vie confortable, petite bourgeoise ambitieuse et fière dans ses pires mo­ments, mais elle a encaissé au cours des années les cris et les coups d'un père jaloux, qui faisait passer son dé­sir sexuel par une agressivité gratuite. Douce et attentionnée avec moi, au grand étonnement de certains membres de sa famille, elle n'a plus depuis belle lurette de re­lations affectives avec ses parents.

Mardi 24 septembre
Lundi à maudire. L'inscription adminis­trative en maîtrise m'a gâché un temps précieux. Pas de ménagement pour ces bleus d'étudiants, tous convoqués le même jour.
L'immonde Tolbiac, annexe inhumaine de la Sorbonne, nous accueille dans ses hauteurs. L'ordre et l'efficacité dé­sertent l'endroit. Deux heures et demie d'attente, debout, avant d'espérer re­joindre le bureau concerné. Enseigne­ment de masse, enseignement de merde.
Quelques instants avec Kate. Je goûte toutes les parties de son corps : « rien à jeter ». Ça fleure bon la fraîcheur, depuis ses petits pieds (38,5 pour 1m73), qu'on déguste en su­çant avec attention chacun des doigts délicats, jusqu'aux cheveux où l'on perd son tarin fouilleur. Entre les deux, des monts, une motte et des merveilles.
La Yougoslavie a sombré depuis quelques se­maines dans la guerre ci­vile. Le régime autoritaire avait l'avantage de maintenir une unité, même factice. La liberté a aujourd'hui un sacré goût de sang !

Mercredi 25 septembre
Kate m'annonce en larmes qu'elle a raté ses écrits. Coup dur, même si elle pressentait la chose. Appréhension d'une gueulante haute en déci­bels du pa­ternel. Il se cantonnera à la moralisa­tion raisonnable. Kate reprendra une année de li­cence, en espérant mettre à profit son acquis pour passer haut la main.

Le Figaro magazine du vieillissant Pauwels consacrait la semaine dernière son numéro à la chute du communisme. Cet hebdo de la droite modérée et traditionaliste avance des chiffres va­riant entre 30 et 40 millions de vic­times de cette doctrine incarnée par les dirigeants successifs de la seule URSS (Staline ayant fait le plus gros de la besogne). Question : pourquoi le commu­nisme n'inspire-t-il pas, chez les saints-potes de France, la même horreur épidermique que les fachos et nazis. Sous prétexte qu'un cer­tains nombre de cocos ont, sitôt le pacte germano-soviétique (entendez com­muno-nazi) rompu, re­joint ou mené la résistance contre l'oppresseur, il fau­drait oublier leur adhésion à un sys­tème qui a laissé derrière lui, rien qu'en urss, au moins cinq fois plus de cadavres que la solution finale hitlérienne. Injustice historique à la­quelle il serait temps de mettre fin.
Le concept de race trouve sa plus lamentable illustration dans celle des banquiers. Le Crédit agricole de Chaulnes, enthousiasmé par nos activi­tés, a serré les cordons de sa bourse sitôt nos de­mandes de découvert - en forme de coup de pouce - formulées. Plein le cul de leur tendance petit-ren­tier-engraissé. Comment un pays peut-il avoir une quelconque dynamique économique avec cette corporation d'arrière garde ?
[...]

Vendredi 27 septembre
Même d'un œil rapide et d'une oreille distraite, mon petit tour d'actualité me laisse l'impression confuse d'un immense boui-boui malfamé.
La politique française n'a plus aucune valeur noble à défendre. Entre les com­munistes gro­tesques de mauvaise foi avant leur dernier soupir ; les socia­listes qui se crêpent le chignon sans trop faire de bruit en attendant que le Vieux crève ; les écolos gâtés comme tout avec leur chef translucide, le vert Waechter ; les udfiens, les rpriens et l'upf salvateur où se remuent vieilles bêtes et jeunes loups et enfin les lepénistes trop mous, trop rougeots et trop gras pour être vraiment de l'extrême : la France a sa multitude résumée à une béance putréfiée.
Yougoslavie à feu et à sang ; Roumanie sens dessus dessous depuis que les mineurs se sont ex­traits des entrailles pour tirer les oreilles des faux libé­rateurs à la tête du pouvoir, vrais as­sassins des Ceausescu ; le Zaïre (ex Congo Belge) à nouveau déserté par les blancs de peur d'être dévorés tout cru ; et tout le reste que les Médias n'ont pas fait fi­gurer à l'ordre du jour.
A croire que je laisse traîner ma langue partout, et que j'ai trop sucé le téton : Kate m'informe quelle a une petite mycose sur un sein. Pas trop la santé, ces derniers temps, ce qui était le cadet de ses soucis avant. Y aurait-il incompatibilité corpo­relle entre elle et moi ? A moins que sa tension ner­veuse ne soit à l'origine de tous ses dérègle­ments.
Semaine de labeur qui s'achève, tant de choses restant à traiter. Comme un horizon qu'on tente­rait de rejoindre, comme l'absolu du pèlerin, la gérance d'une société ne peut jamais atteindre son aboutissement dans la perfection. Toujours un problème, un oubli, un manque de temps, une an­goisse subite, une superposition d'éléments à ré­gler. Prendre du recul avant de se plonger dans le cambouis de la gestion, sans jamais, ou le moins possible, se sentir dominé par sa matière.

Passage à Amiens pour rencontrer des ban­quiers. La ville a repris une fraî­cheur depuis la rentrée des classes. La chair des rues a moins de rides, les petits minois se bousculent. Moi, à bientôt 22 ans, je porte sur les gens de ma géné­ration un regard amusé par ce qui me sépare d'eux. Allures de branleurs petite envergure, lan­gage li­mité aux formules prémachées, têtes douées pour les pensées de l'air am­biant, centres d'intérêt du genre : boite de nuit pour pines molles et trous puants. Tout cela m'éloigne d'eux. Je me sens un milliard de fois plus jeune que ces ados et assimi­lés qui croient dur comme trique que nous vivons un régime bienfaisant.

Samedi 28 septembre
Cueillette des pommes, des poires... mais sans scoubidous. L'humidité au­tomnale rend l'air bru­meux et la végé­tation verdoyante. Détente absolue loin des paperasses. La pommeraie puis le verger sont nettoyés de leurs fruits. Hermione et Alice se passent le ca­mescope pour prendre quelques mo­ments de cette journée, qui en rappelle mille autres de notre enfance. Cette enfance aristocratique qui mêlait les travaux d'entretien du château et du parc, et les jeux, toutes les aventures diverses que l'on inventait. Grâce à Heïm j'ai pu connaître, loin des sordides banlieues, la féerie et l'âpreté de la vie de château. J'y ai certainement gagné une noblesse d'âme, une intelli­gence au service de l'action, un sens de l'humour très par­ticulier, une per­ception aiguë de la vie et des êtres, un blindage à toutes épreuves contre les situations périlleuses et une intimité sans tabou avec le mot. J'ai surtout réussi à dominer le désespoir qui hante mes fibres par mon engagement sans borne dans l'activité de ceux que j'ai choi­sis. Cette union est la condition unique pour préserver la vie que l'on a construite. Le chacun pour soi plonge­rait nombre d'entre nous dans la crasse ordinaire.
En route vers Kate. Un dimanche en amou­reux où elle oubliera, je l'espère, ses nombreux soucis. Retrouver son joli minois, ses lignes fé­lines, ses mains longues et fines, ses lèvres épaisses et fruitées, ses grands yeux accro­cheurs, et tout le lot me rend turgide, à sa seule évocation. Nous sommes plutôt dans une bonne en­tente depuis quelques semaines. Plus de grosses disputes pour l'instant. Kate a peut-être assimilé ma façon de penser et est attentive à ne pas me hérisser.

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